Un tramway nommé discorde (2ème partie : Lutte contre la pollution et justice sociale)
Nous avons vu dans la première partie que la modification de la hiérarchisation des voies qui accompagne le projet de Tram Nord permet la mise en place d’un plan de circulation qui assure un rééquilibrage des modes de déplacements en faveur des transports en commun et des mobilités actives (vélo, marche à pied).
Cette deuxième partie nous amène à nous questionner sur la part des transports routiers dans les émissions de polluants atmosphériques en ville et les politiques mises en œuvre pour améliorer la qualité de l’air.
Certes, les enjeux liés à la réduction de l'usage de la voiture sont multiples :émissions de gaz à effet de serre mais aussi exposition au bruit, cohésion sociale, animation locale, bonne accessibilité aux services à la personne et aux commerces de proximité, ce sont autant d'autres conséquences tout aussi importantes.
Mais l'importance des conséquences sanitaires et des coûts financiers associés de la pollution atmosphérique dans les villes justifie de porter son attention sur cet aspect majeur. Il est d’ailleurs saisissant de constater l'inadéquation entre la gravité des conséquences de la pollution de l'air sur les personnes et les biens, et l'absence ou l'insuffisance des réponses des pouvoirs publics en la matière. La décision du comité interministériel du 19 mars 2024 concernant la réduction du nombre de Zones à Faibles Émissions (ZFE) en est une parfaite illustration.
Il est aujourd'hui largement documenté selon différentes études (Santé Publique France) que l'état de santé des individus est influencé à hauteur d'environ 70% par leurs modes de vie et les facteurs socio-économiques et environnementaux qui y sont associés, 30% seulement de cet état de santé étant attribuable aux soins médicaux et à la génétique.
En façonnant l'environnement dans lequel vivent les citoyens, les décideurs publics et les acteurs impliqués dans la conception et l'aménagement urbain influent directement sur leurs habitudes de vie, leurs choix alimentaires, leur niveau d'activité physique et même leur bien-être mental. Il est donc primordial que les politiques d'urbanisme se donnent pour objectif de créer un cadre de vie favorable à un mode de vie sain pour tous.
C'est ce que rappelle le Contrat Local de Santé (CLS) adopté le 12 mai, 2023 au Conseil de l’Eurométropole de Strasbourg (EMS), qui affirme vouloir « asseoir la santé environnementale comme une thématique puissante à part entière. En effet, l’impact de l’environnement sur la santé est désormais communément admis et les politiques publiques prennent en compte de plus en plus régulièrement les aspects de bien-être et de qualité de vie dans l’environnement ».
Il s’agit de développer un urbanisme favorable à la santé dans le cadre d’une politique de prévention, principalement en réduisant le trafic automobile. En effet, les véhicules à moteur émettent des gaz d'échappement nocifs tels que le dioxyde de carbone (CO2), les oxydes d'azote (NOx) et les particules fines, contribuant ainsi à la pollution de l'air et à des problèmes de santé comme l'asthme et les maladies cardiovasculaires.
Sur le territoire de l’EMS et selon les données d’ATMO Grand Est, le transport routier est ainsi responsable de 84% des émissions de dioxyde d’azote, de 22% des émissions de PM10 et de PM2,5 (Particulate Matter en anglais est une particule physique, elle est donc définie par une taille).
Autre élément qu’il faut souligner, ce sont les Particules Ultra-Fines (PUF) ou encore PM0,1 : il a été démontré que leur concentration est supérieure au bord des routes et dans un rayon de 100 mètres, par rapport aux sites urbains de fond, et ce en particulier pour les particules inférieures à 100 nm (1nm = un nanomètre, soit 1 milliardième de mètre). De par leur petite taille et leur capacité à pénétrer profondément dans les voies respiratoires, elles ont des effets néfastes sur la santé. Cependant, malgré les soupçons les PUF ne sont pas encore soumises à une réglementation spécifique.
La pollution de l’air constitue bien un enjeu majeur de santé publique car ses effets nocifs sont bien documentés. Selon une étude de Santé Publique France de 2019 elle cause annuellement 48 000 décès prématurés, et près de 8 mois d’espérance de vie sont perdus en lien avec ces particules (par an à l’échelle nationale). Cela en fait la troisième cause de mortalité en France, après l’alcool et la tabac !
Sur le territoire de l’agglomération strasbourgeoise il est estimé que 500 décès prématurés par an sont dûs à la mauvaise qualité de l’air dont la cause est principalement le trafic routier, principale source de pollution (source : European Heart Journal, Société européenne de cardiologie, mars 2019, chiffre France rapporté à la population de l’EMS).
Pour ce qu'il en est du coût financier de la pollution de l’air, il s’agit d’un sujet crucial tant les données sont révélatrices de l’impasse dans lequel nous mène le modèle de développement actuel du système capitaliste. La conclusion d'un rapport de la commission d’enquête sur le coût économique et financier de la pollution de l’air, publié par le Sénat le 8 juillet 2015 (commission présidée par Jean-François HUSSON), nous révèle la mesure des enjeux :
« Après l’analyse des différentes évaluations du coût de la pollution de l’air et des méthodologies sur lesquelles elles se fondent, votre commission d’enquête estime que la plus complète est celle menée dans le cadre du programme « Air pur pour l’Europe » (Les données exploitées datent de 2000) et que le coût total de la pollution de l’air s’établit entre 68 et 97 milliards d’euros par an pour la France ».
Le tableau ci-dessous reflète l’étendue des types de coûts économiques liés à la pollution de l’air.
De plus, le rapport souligne que « une fois déduit le coût de l’ensemble des mesures de lutte contre la pollution de l’air, le bénéfice sanitaire net pour la France de la lutte contre la pollution atmosphérique serait de plus de 11 milliards d’euros par an. ». Avec la précision que ces chiffres recouvrent l’ensemble des sources de pollution de l’air (transport, résidentiel tertiaire, industrie, agriculture).
Pour nous permettre d'apprécier correctement la représentation exhaustive de la part du transport routier dans les émissions totales de polluants, le tableau ci-dessous (publié dans l’édition 2024 « Chiffres clés des transports » du Commissariat général au développement durable - CGDD) indique les pourcentages spécifiques par polluants.
Ce rapport signale en outre que « En France métropolitaine, le transport routier est le mode de transport le plus émetteur de polluants dans lʼair : en 2021, il est le premier émetteur de cuivre (Cu) (75 % des émissions tous secteurs confondus), de zinc (Zn) (48 %) et dʼoxyde dʼazote (NOx) (44 %). Le transport routier émet également plus de particules de petites tailles : en 2021, il représente 7,9 % des émissions des particules de diamètre inférieur à 2,5 μm (PM2,5) – émissions qui proviennent de lʼéchappement, de lʼusure des routes et de certaines pièces des véhicules ».
Une étude plus récente sur les coûts liés aux maladies résultant de la pollution atmosphérique a été publiée par le "CE Delft" en octobre 2020. Il s’agit de la plus importante étude du genre en termes de nombre de villes et de polluants étudiés, utilisant les données complètes d'Eurostat et des stations de surveillance officielles en 2018. Pour la ville de Strasbourg ces coûts s’élèvent à 955€ par personne par an, (ce montant recouvre la valeur monétaire de la mort prématurée, du traitement médical, des journées de travail perdues et d'autres coûts de santé causés par les trois polluants atmosphériques qui causent le plus de maladies et de décès : les particules (PM), l'ozone (O3) et le dioxyde d'azote (NO2). Avec un coût estimé entre 67 et 80 milliards d'euros dans l'UE28 en 2016, les transports routiers constituent bien la source majeure de pollution atmosphérique urbaine.
De surcroît, les recherches scientifiques révèlent que ce sont généralement les populations les plus vulnérables qui résident le long des grands axes routiers, exposées de ce fait à des niveaux plus élevés de pollution atmosphérique, même si en moyenne elles contribuent moins aux émissions polluantes. Ainsi, le rapport de l’UNICEF d'octobre 2021 intitulé « De l’injustice sociale dans l’air : Pauvreté des enfants et pollution de l’air » souligne l'importance cruciale de réduire les disparités sociales d'exposition à la pollution de l'air dans les grandes villes françaises ; il s’agit d’un enjeu majeur pour l'égalité environnementale.
C'est donc à juste titre que le CLS (Contrat Local de Santé) se définit comme « un outil territorial de réduction des inégalités sociales et territoriales de santé à l’échelle d’un bassin de vie. ». Un des objectifs qu’il se donne est de « poursuivre et approfondir l’identification des inégalités de santé liées à l’environnement et au cadre de vie sur le territoire de l’Eurométropole de Strasbourg dans le cadre de l’observatoire local en santé environnementale (OLSE) ».
Pour ce faire et afin de promouvoir un urbanisme en faveur d’un cadre de vie plus sain, l’exécutif de l’EMS a décidé une quatrième modification du PLUi (Plan Local d'Urbanisme intercommunal) dont l’enquête publique s’est achevée le 6 octobre 2023. Une des thématiques en matière de santé environnementale qui y a été traitée, est la qualité de l’air. Voici un exemple de changement apporté au règlement écrit (marqué en rouge) :
De telles prescriptions ne font en fait que remédier aux conséquences de la pollution, pour en limiter les nuisances sur la santé, cautères sur des jambes de bois !
La mise en place d’une Zone à Faibles Émissions (ZFE) permet en revanche de s’attaquer aux causes de la pollution et de la dégradation de l'état sanitaire qui en découle pour les populations, en diminuant progressivement la circulation des véhicules les plus polluants. Plusieurs villes européennes se sont engagées de longue date dans le dispositif : les résultats sont patents.
- A Madrid par exemple, la ZFE a permis de réduire la concentration de dioxyde d’azote (NO2) de 32%. (1)
- A Lisbonne, la ZFE a permis de réduire la concentration de NO2 de 12% et celle de PM10 de 23%. (2)
- Dans 25 villes allemandes, l’introduction de ZFE de phase 1 a réduit l’impact total du transport routier sur la santé en Allemagne de 5%, tandis que l’introduction de zones de phase 2 les réduit de 16,2%. (3)
L’efficacité de cette mesure dans la lutte contre la pollution de l’air n’est plus à démontrer. Pourtant, de par ses caractères technocratique et inégalitaire, ce dispositif tel qu’il est mis en pratique en France, est inacceptable. C’est la raison pour laquelle le Parti de Gauche du Bas-Rhin s’est prononcé pour un moratoire de son application dans l’EMS en raison de l’insuffisance des mesures d’accompagnement assurant une mise en œuvre socialement équitable. (Réflexions sur la mise en place de la ZFE à Strasbourg )
Promouvoir une politique de transport juste socialement est tout à fait possible, comme il est résumé dans le livret thématique du programme "L' Avenir en Commun" intitulé "Pour des mobilités durables et accessibles". Ce document propose différentes mesures visant à éviter la création d'un "nouveau séparatisme social" notamment lors de l'électrification des véhicules, tout en proposant «Des investissements planifiés et coordonnés iront prioritairement dans les transports du quotidien pour limiter l’usage de la voiture individuelle : la priorité doit aller à la réduction des impacts négatifs sur la santé et à la sobriété énergétique, surtout à l’heure du réchauffement climatique».
D’ailleurs, la Mission flash du 12 octobre 2022 «sur les mesures d’accompagnement de la création de zones à faibles émissions mobilité» de la Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l’Assemblée nationale est consciente du sentiment d’injustice sociale générée par le système de vignette Crit’Air. C’est la raison pour laquelle, sans remettre en cause le dispositif des ZFE, elle recommande «des mesures de bon sens et largement partagées par l’ensemble des acteurs rencontrés» «dans l’objectif de renforcer l’acceptabilité sociale globale du dispositif».
Plutôt que de suivre les préconisations de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, les ministres de la Transition écologique et de la Santé ont allégé sensiblement le dispositif des zones à faibles émissions (ZFE) en ramenant le 19 mars dernier leur nombre de 45 à l’origine ... à deux ! Seules les agglomérations de Paris et Lyon sont désormais considérées comme des ZFE effectives, obligation leur étant faite d’interdire au 1er janvier 2025 la circulation des véhicules classés "Crit’Air 3" (Voitures diesel de plus de 14 ans et voitures à essence de plus de 19 ans). Pour ce qui est de l’agglomération de Strasbourg, elle devient un "territoire de vigilance" permettant une atténuation des règles concernant le calendrier d’application du système ZFE.
Une de fois de plus, le gouvernement de Gabriel Attal préfère détricoter la législation environnementale, malgré le futur durcissement de la législation européenne décidée le 21 février dernier, et ce au détriment de la santé des français plutôt que d'engager une planification de la bifurcation écologique dans les transports. Le traitement de la crise agricole par ce gouvernement, en février dernier, est de ce point de vue édifiant avec le recul sur les normes environnementales.
La réaction de l’exécutif de l’EMS à ce renoncement n’a pas tardé. Dans un communiqué, « La collectivité se félicite de l’amélioration de la qualité de l’air sur son territoire en 2023 mais compte maintenir son ambition de réduction des émissions de polluants atmosphériques et de gaz à effet de serre dans une politique globale pour améliorer la qualité de l’air.
En effet, malgré cette amélioration, les enjeux de santé publique liés à la pollution atmosphérique générée par les transports demeurent importants sur le territoire de l’Eurométropole et imposent de garder le cap ».
Ce à quoi Jean-Philippe Vetter, élu du Parti les Républicains, répond dans une question d’actualité à Pia Imbs, présidente de l’EMS, lors de la séance du 21 mars et dans les termes suivants : « Alors que l’État vous donne la possibilité d’assouplir les règles et de réduire la pression sur les automobilistes du territoire, vous faites tout le contraire. Une fois de plus, les foyers modestes et les travailleurs sont les premières victimes de votre politique punitive et ressentent de plein fouet les conséquences financières de ces mesures. »
S'il n’était pas question d’un impératif de santé publique et des conditions de vie des plus démunis, le propos pourrait prêter à sourire de par l’hypocrisie dont fait preuve Jean-Philippe Vetter. Tout est bon pour défendre le tout voiture, y compris en instrumentalisant la question sociale. A l’image des positions du gouvernement macroniste, de la droite européenne et de l’extrême droite, Jean-Philippe Vetter refuse toute mesure sociale qui pourrait aider les français les plus vulnérables à faire face au coût de la bifurcation écologique.
Pourtant, une enquête de l’ADEME réalisé auprès d’un échantillon de 4000 personnes entre le 21 juillet au 16 août 2023 met à mal cette représentation d’une majorité de français opposés à toutes mesures écologiques contraignantes. (4) En voici quelques résultats :
- les Français adhèrent très majoritairement à la plupart des principes et mesures de sobriété et ils se montrent favorables à des mesures collectives favorisant le développement de modes de vie plus sobres.
- 67 % estiment que des règles collectives doivent limiter les comportements nocifs pour l’environnement, même si cela restreint certains choix de consommation individuels (comme choisir certains modèles de voiture, prendre l’avion, changer souvent d’équipements électroniques).
- Et, pour 72 % des Français ... « l’État devrait faire plus pour préserver l’environnement, même si cela signifie contrôler ou limiter certaines pratiques (voyages en avion, déplacements avec des véhicules essence…), plutôt que « laisser les gens vivre comme ils le souhaitent, même si leurs modes de vie nuisent à l’environnement ».
- Enfin, plus de 70% jugent également que « la société française ne traite pas de manière juste et équitable l’ensemble de la population »
Au regard de cette enquête, la mise en œuvre de la bifurcation écologique renvoie à la crise démocratique profonde que traverse notre pays. En effet, l’utilisation abusive par la macronie des mécanisme antidémocratiques de la 5ème République met les classes populaires hors-jeu et la transition écologique est alors conçue de manière technocratique, sans considération pour la question sociale.
Faute de redistribution des richesses, une majorité de français considèrent que nombre de mesures écologiques gouvernementales frappent seulement le peuple ... mais épargnent les élites. Le sentiment est grandement partagé que les plus riches peuvent facilement contourner les contraintes édictées par le pouvoir, en achetant une grosse voiture électrique pour faire face aux contraintes "ZFE" ou en supportant sans difficulté un carburant plus cher dans le cas d’une hausse de la taxe carbone.
S'il s’avère que la principale source de la pollution atmosphérique provient bien du transport routier, ce constat doit conduire à réduire la dépendance à l'égard de l'automobile. Toutefois, pour rallier l'adhésion d'une majorité de citoyens français à cette nécessité il convient de veiller à ce qu'elle ne porte pas préjudice aux individus les plus vulnérables de la société, économiquement et socialement.
Une des réponses réside alors dans l'augmentation significative de l'offre de transport en commun, particulièrement par un tramway en site propre bidirectionnel avec priorité aux carrefours, comme c’est le cas sur la plupart des lignes de l’agglomération strasbourgeoise. C’est en accroissant massivement la disponibilité et l'accessibilité des services de transport collectif qu’il sera possible d'offrir à tous les habitants des alternatives viables (et satisfaisantes pour tout un chacun) à l'usage de la voiture individuelle, tout en promouvant les possibilités de mobilité des populations à revenu modeste.
L'objet de notre troisième article portera donc sur les enjeux de la futur ligne de Tram Nord. Nous nous interrogerons sur la pertinence de son tracé et les possibilités offertes d'intermodalité, sur l’optimisation de l’allocation des fonds publics, ainsi que sur sa capacité à atténuer les manifestations de ségrégation urbaine qui sont actuellement à l’œuvre, tout en assurant un cadre de vie global agréable et attractif.
En d’autres termes, nous nous demanderons si ce projet s’inscrit bien dans une logique de recherche de cohésion sociale, prenant en compte les besoins des populations défavorisées, considérée comme une exigence majeure pour garantir l'intérêt général.
NOTES
(1) M. CARDENAS-MONTESA, 2021, Évaluation de l'impact d'une zone à faibles émissions : le centre de Madrid comme étude de cas, CIEMAT.
(2) F. Ferreira, P. Gomes*, H. Tente, A.C. Carvalho, P. Pereira, J. Monjardino, 2015, Amélioration de la qualité de l'air suite à la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne en faveur des faibles émissions de CO, CENSE.
(3) Christiane Malina , Frauke Scheffler, L'impact des zones à faibles émissions sur les particules, University of Muenster.