L’agriculture industrielle intensive : un modèle agricole à bout de souffle. Réflexions pour dépasser le clivage mortifère « rural » versus « urbain ».
Pourquoi lier l’agriculture urbaine au nécessaire recentrage de l’approvisionnement vivrier sur l’économie locale ? Pourquoi choisir cette thématique croisée pour initier « Les amphis du PG » ? Peut-on réellement parler de famine imminente si le modèle agro-industriel productiviste perdure ? Pour des urbains de pays riches comme nous qui n'avons plus connu la faim depuis des décennies, cela peut paraître décalé et non prioritaire. Pourtant, soyons matérialistes. Avec celui de l'eau, il n'y a pas problème plus important que l’alimentation, qui plus est une alimentation saine et variée, riche en protéines et vitamines. Car l'homme est avant tout un être biologique : il peut supporter beaucoup de contraintes et traverser de multiples difficultés, mais pas la faim. La capacité à nourrir la population mondiale (et locale) est bien l'enjeu politique fondamental des années à venir, même si notre apparente abondance tend à nous le faire oublier. C'est bien la faim qui a été un élément déclencheur des Révolutions de 1789 et de 1917. Et les migrations et exil douloureux de millions d’êtres humains démontrent que la question de l'accès aux ressources est toujours d'actualité. En ce sens, ici comme en Afrique ou en Asie, l'agriculture urbaine devra fournir une solution.
L'agriculture version capitaliste opprime, exproprie et affame (discours semblable à celui tenu en 2015 devant l'ONU)
La faim, un problème qui a de l'avenir.
Le problème de la faim dans le monde est loin d'être réglé. A l’échelle de la planète ce sont 850 millions de personnes qui souffrent encore de la faim, inégalement réparties entre les différents pays (par exemple la sous-alimentation touche près d'une personne sur deux en Afrique subsaharienne). Et non seulement ce problème est actuel, mais, d'ici à 2050, la Terre comptera 2 à 3 milliards d'habitants supplémentaires. Pour faire face à cette nouvelle demande, l'Asie devra multiplier sa production par 2,3, tandis que l'Afrique devrait quintupler sa production, pour subvenir à ses besoins alimentaires, tout au moins selon les normes occidentales, un défi vraisemblablement impossible à relever. Ainsi, alors que, dans les années 1960 chaque habitant de la planète pouvait compter sur 0,43 ha pour se nourrir, il ne dispose plus au début de ce siècle que de 0,25 ha. Et ce chiffre devrait encore baisser fortement. En quarante ans, la surface agricole mondiale a augmenté de seulement 9% alors que la population a fait un bon de 50% ! Un hectare moyen cultivé sur la planète devait nourrir deux personnes en 1960, trois en 1980, contre quatre aujourd'hui et … six en 2050 ! Il est donc évident que l'augmentation à venir de 50% de la population mondiale au cours de ce siècle ne pourra absolument pas être accompagnée de la mise en culture de 50% de superficies supplémentaires.
La tentation du productivisme.
Dans ces conditions on comprend la tentation de développer encore notre modèle agricole actuel, qui doit permettre d'intensifier le rendement des terres cultivées. Vers 1950, la France comptait encore 8 millions d'agriculteur-paysans, lesquels n'arrivaient toujours pas à nourrir correctement 40 millions d'habitants (soit à peine cinq bouches par agriculteurs). Le grand bond en avant (merveille de l'ingéniosité humaine) se produit dans les années 1960. L'agriculture (y compris la viticulture, sylviculture et pisciculture) et l'élevage sont alors professionnalisés, donc spécialisés. Résultat : leur productivité décuple en 40 ans et, à la fin du XXème siècle, les Français, ainsi que leurs voisins d'Europe de l'Ouest (et quelques rares autres peuples) parviennent enfin à l'abondance alimentaire. Mais en cinquante ans le nombre d’agriculteurs français est divisé par dix : aujourd'hui chacun d'eux nourrit près de cent personnes. La population hexagonale atteint 65 millions d'habitants (métropole exclusivement), les agro-agriculteurs exportent tous azimuts, et personne ne sait que faire des surplus. Mais l'épuisement des sols, phénomène bien plus proche de nous que ce qu'en diffusent les médias pourrait bien nous contraindre brutalement à changer radicalement de cap et de pratiques (Cf. ce qu'en disent le couple d'agronomes Claude et Lydia Bourguignon : https://www.youtube.com/watch?v=vzMhB1fgWew&feature=share)
Il est un fait que d'un point de vue strictement technique, avec les niveaux de productivité que permet l'agriculture moderne, il est théoriquement possible aujourd'hui de nourrir 10 milliards de personnes (voir 12 milliards, selon Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial auprès de l’ONU sur la question du droit à l’alimentation dans le monde), sous réserve toutefois d’une bonne distribution des ressources alimentaires. Ainsi, durant les cinquante dernières années, la production agricole a été multipliée par 2,6, essentiellement du fait de l'élévation de cette productivité. Il serait donc tentant, pour répondre au besoin croissant d'alimentation, de perpétuer ce modèle productiviste. Cependant, une telle politique nous mènerait à notre perte, et ce pour plusieurs raisons.
Un modèle fondé sur la division spatiale du travail, ...
Comme le théorisait déjà Adam Smith au XVIIIème siècle, c'est la division du travail et sa spécialisation qui permet d'augmenter la productivité d'une activité. Il en va bien entendu de même pour la production agricole, ce qui conduit à une « fin des paysans » et à leur substitution par des agriculteurs industriels, totalement dépendants de l’agrobusiness et des institutions bancaires.
Cette division s’opère tout d’abord à l'échelle nationale : les campagnes se vident tandis que les villes se transforment en métropoles. Ainsi, selon les statistiques ministérielles françaises, 160 hectares de terres cultivables sont détruits chaque jour par la prolifération des villes et l'exode rural qui se poursuit. A une tout autre échelle, les mégalopoles chinoises prolifèrent à un rythme accéléré transformant en misérables migrants des dizaines de millions de paysans déracinés (« mingongs »).
Mais cette division se fait surtout à l'échelle internationale. De nombreux pays dépendent ainsi grandement de leurs importations pour se nourrir, par exemple, le Mexique importe 40% des céréales qu'il consomme, le Gabon 86%, l'Algérie 82%, Haïti 70%, le Sénégal 61% et la Colombie 56%. Aussi, la première caractéristique de la division mondiale du travail est la dépendance, donc la fragilité, des pays mono-producteurs : pour quarante-trois pays « en développement », plus de 20% de leurs recettes d'exportations de marchandises proviennent d'un seul produit. En passant à trois produits on atteint souvent des taux de 90%. La plupart de ces Etats se trouvent en Afrique subsaharienne, en Amérique latine ou dans les Caraïbes : ils dépendent des exportations de sucre, de café, de coton ou de bananes. Et bien entendu de leur cours sur les marchés mondiaux qu’ils ne maîtrisent absolument pas et qui peuvent être extrêmement volatils, particulièrement sous l’effet de mouvements spéculatifs liés à la finance internationale.
… sur la misère des petits producteurs, ...
Comme nous venons de le souligner, la dépendance de certains pays à certains produits les rend très vulnérables en cas de crise. Aussi, ce modèle agricole nécessite de gros investissements, ce qui entraîne un endettement croissant des agriculteurs et une spoliation des terres des paysans (voir notamment le problème du « Landgrabing » en Afrique). Il s'organise de plus dans un cadre de concurrence internationale où des agricultures fortement productives et subventionnées déstabilisent des agricultures traditionnelles. Cela s'accompagne en outre d'un marché des semences privant ainsi les paysans de la possibilité de replanter les céréales d'une année à l'autre. Ainsi, les dix premiers groupes mondiaux sur le marché des semences contrôlent à eux seuls la moitié du marché. Quasi monopoles de l’approvisionnement donc forte tentations de mouvements de spéculation, etc.
L‘exemple
On peut notamment relever la mise en concurrence inégalitaire des paysans nationaux avec les gros producteurs mondiaux. Au Cameroun, dans les années 2000-2005 le poulet congelé européen se vendait bien moins cher sur les marchés de Yaoundé et de Douala (de l’ordre de -60%) que le « poulet de volaille villageoise » produit sur place, au prix totalement stable sur les 5 années (1500 Francs CFA, contre 800 pour le poulet congelé importé. Source : Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, « Première évaluation du secteur avicole au Cameroun », Yaoundé Mai 2006). Mais les écarts de prix « locaux » pouvaient aller de -2 fois à +3 fois du Nord au Sud. Ce n’est qu’à partir de 2004 que le prix du Kg « importé » augmente, passant à 1200 puis 1250 Francs CFA (Fcfa). Les paysans camerounais couraient donc à la ruine et entre 1996 et 2003 les importations de poulets étaient passées de 978 tonnes à 22 000 tonnes. Parallèlement la production nationale avait chuté de 26 000 tonnes à 10 000 tonnes, ce qui avait supprimé près de 110 000 emplois par an. Et comme, en plus, la chaîne du froid n'est pas totalement respectée pour les importations de volailles congelées, les risques sanitaires avaient explosé. D’où les mesures prises pour rééquilibrer la « compétitivité » des producteurs locaux, mesures également justifiées par l’introduction de maladies aviaires (dont la grippe aviaire) dans les élevages plus « intensifs ». Il faut dire que 83,5% des 200 échantillons de « produits importés » analysés en 2004 par le Centre Pasteur de Yaoundé étaient classés « impropres à la consommation » ! Selon L’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs (Acdic), les importations ont alors fortement diminué, passant de 22 154 tonnes en 2003, à 5 000 tonnes en 2005. Dans le même temps, les pouvoirs publics avaient relevé les taxes à l’importation des poulets de l’ordre de 65%. Des mesures qui ont fait passer le prix du kilo des découpes de 900 à 1650 Fcfa le kilo, entre autres conséquences.
… et sur la destruction de notre écosystème.
Outre les désastres sociaux que cela peut entraîner, ce modèle est également destructeur pour notre éco-système. La monoculture et les ajouts d'engrais et de pesticides contribuent à la dévitalisation des sols. Ainsi, par exemple, les vers de terre disparaissent progressivement de nos sols. Une prairie naturelle non traitée abrite ainsi 250 à 300 individus par mètre carré (soit une à 2,5 tonnes par hectare), alors que dans un champ de céréales ou un vignoble soumis de longue date à une pratique agricole intensive il ne reste plus guère que 1 à 3 vers de terre par m2 (soit 50 kg/ha !).
La suppression des haies, préalable au développement d'une agriculture mécanisée implique une disparition des abris pour les prédateurs naturels des insectes nuisibles (oiseaux, hérissons), et plus encore la forte baisse de l’infiltration des eaux pluviales par les racines. Phénomène accentué par le tassement des sols du fait de leur durcissement dû aux multiples passages des tracteurs. Donc, ruissellement intense et rapide vers les cours d’eau plutôt qu’infiltrations lentes dans les nappes phréatiques. La conséquence ultime étant bien entendu la multiplication des inondations et l’accentuation de leur intensité.
A cela il faut encore ajouter la pollution des eaux (nappes phréatiques, rivières, mers...), la perte de biodiversité et, en bout de chaîne, la souffrance animale. Le bétail est ainsi passé du statut d’animal domestique à celui de matériaux ou ingrédients productifs, et ce jusqu’aux farines animales…
Une agriculture dépendante du pétrole … que guette le « Peak Oil ».
Du fait de la mondialisation des marchés, le transport des marchandises, agricoles comme industrielles, nécessite beaucoup de carburant. Tant que le pétrole n’est pas cher les coûts de transports sont minimes donc les allers-retours des marchandises en cours de transformation peuvent être multipliés. Mais cette abondance va cesser, tôt ou tard, donc le prix du carburant va commencer à s’élever puis croître vraisemblablement de manière exponentielle.
L'agriculteur industriel produisant de manière intensive utilise quotidiennement ses machines agricoles, au-delà du seul labour. Par exemple, la production, l'acheminement et l'épandage des engrais azotés constituent en fait le plus grand poste de consommation d'énergie en grande culture intensive. On estime finalement qu’au total, la production et la mise à disposition d'une tonne de blé en France consomment plus d'une demi-tonne de pétrole. Ainsi, le modèle agricole qui prédomine actuellement ne pourra pas perdurer à long terme.
Ainsi, alors que la population mondiale s'accroit force est de constater que notre modèle agricole n'est absolument pas durable. Il est donc absolument nécessaire de construire un autre modèle agricole tout en prenant conscience qu’il nous faut aussi réformer nos habitudes de consommation.
Diminution de la consommation des produits carnés.
Autant au moyen-âge (particulièrement en période de disettes) le peuple manquait de protéines animales, autant les régimes alimentaires d’aujourd’hui, surchargés en viande, sont une aberration en termes énergétiques. En effet, le taux de transformation des calories d'origine végétale (céréales et légumineuses) en calorie d'origine animale (viande et lait) passe de 4 pour 1 dans la production de poulet ou de porc, à 11 pour 1 dans la production de viande de bœuf et de mouton. Ce qui explique que 44% de l'ensemble des récoltes de céréales soient destinées à l'alimentation animale… pour le plus grand profit des firmes agro-alimentaires mais pas pour la plus grande satisfaction de l’essentiel des populations, particulièrement dans les pays en développement.
Relocalisation des productions agricoles.
Comme c'est la division spatiale du travail qui permet la mise en concurrence des producteurs et que celle-ci se base sur un coût de transport négligeable (et donc sur un pétrole à bas prix), il est nécessaire de relocaliser les productions agricoles afin de rapprocher les lieux de production des lieux de consommation.
Loin d'être une utopie, cette relocalisation est une tendance qui est déjà à l’œuvre. Ainsi, par exemple, aux Etats-Unis, le chiffre d'affaire des achats directs aux agriculteurs locaux a plus que doublé en dix ans et le nombre de marchés fermiers a, lui, plus que quadruplé de 1994 à 2011, tandis que 37% des foyers produisent eux-mêmes une partie de leur nourriture. En Argentine, nombre de grandes villes n'ont pu survivre à la crise des années 2000 que grâce à la création de jardins communautaires. En Russie, la moitié de la population des grandes villes améliore déjà son alimentation en cultivant des légumes sur les toits ou dans les sous-sols. En Afrique, 70% de la population urbaine était déjà dépendante de l'agriculture urbaine dans les années quatre-vingt-dix ; de même, pour 60% de la population en Asie. Aujourd'hui, selon la Food and Agriculture Organisation (FAO), cette activité assurerait 15 à 20% de la production alimentaire mondiale.
La reconversion paysanne
Le programme « L’avenir en Commun » prône la reconversion de notre agriculture en agriculture paysanne, ce qui entraînera la création de 300 000 emplois. Il faut donc rapidement développer l’enseignement agricole correspondant aux nouvelles méthodes culturales et aider les jeunes urbains qui veulent devenir agriculteurs, notamment en les aidant financièrement sur le plan du foncier et des investissements. En particulier pour la restauration-modernisation du bâti ancien (dont l’isolation et l’autonomie thermique). Il faut donc rapidement créer un pôle financier public qui leur soit dédié, pour leur permettre un accès facilité et peu onéreux au crédit.
Mais il faut également rémunérer correctement les producteurs pour rendre l’activité attrayante. En premier lieu, en les sortant des griffes des réseaux de la grande distribution qui les acculent à la baisse des prix de vente. D’où l’importance de la dynamisation des circuits courts. De l’autre côté, la rémunération des producteurs est avant tout liée au niveau des prix de leurs produits, qu’il faut donc soutenir et non écraser. Ce qui implique simultanément une augmentation des salaires minimaux de la grande majorité des 90% d’actifs salariés, plutôt que de mener des politiques d’austérité salariale. Des politiques qui ne règlent en rien le chômage de masse, créent de la pauvreté supplémentaire, et leur interdisent d’accéder à une alimentation de qualité et en relation solidaire avec les agriculteurs locaux. Enfin, il faut en parallèle maintenir, et plus encore développer (donc rapatrier), les services publics en zone rurale.
Développer une agriculture urbaine.
Aussi, au-delà des actions pour revitaliser nos campagnes, il faut également favoriser autant que possible le développement d'une agriculture urbaine. Pour ce faire, il est essentiel de développer les jardins ouvriers et familiaux, les jardins partagés, les AMAP, ce qui signifie de limiter au maximum le bétonnage des terres par la maîtrise du foncier. Aussi, les pouvoirs publics devraient mener des expérimentations en développant par exemples les cultures sur toit ou bien encore l'hydroponie.
On le voit, si la situation actuelle de l'alimentation mondiale et de l'agriculture est critique, la situation est loin d'être désespérée car des changements radicaux dans nos modes de production et de consommation sont possibles, mais ceux-ci doivent être portés par une volonté politique forte, comme on peut la retrouver dans le programme « L’avenir en Commun ».
Sources :
- Bruno Parmentier, Nourrir l'humanité, La découverte, Paris, 2007
- Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles, Les Liens qui Libèrent, 2012
- Henri Mendras, « La fin des paysans, innovations et changement dans l’agriculture française », Revue Française de Sociologie, Paris, 1967
- http://www.libreafrique.org/Bedard_landgrab_210410
- http://www.momagri.org/FR/articles/La-Chine-est-elle-un-acteur-majeur-de-l-accaparement-des-terres-en-Afrique-_1335.html
- https://www.consoglobe.com/accaparement-terres-fertiles-cg
- http://www1.rfi.fr/actufr/articles/073/article_41185.asp
- Claude et Lydia Bourguignon, ingénieurs agronomes, nous alertent sur l'épuisement des sols soumis depuis une quarantaine d'années à l'agriculture chimico-industrielle : https://www.youtube.com/watch?v=vzMhB1fgWew&feature=share
Et pour accéder à l'enregistrement vidéo de l'exposé, suivre le lien :