Démocratie maltraitée cherche électeur … désespérément !
« On a une classe dirigeante française qui depuis 35 ans détruit son pays, et qui tout d’un coup va dire : oh la la, 66,65 % d’abstention, oh la grosse surprise, vraiment les gens sont de mauvais citoyens ! On rentre aussi un peu dans ce truc où on accuse les français de c’qu’ont fait les dirigeants ».
(Emmanuel Todd, invité d'Aude Lancelin sur le nouveau média ʺQGʺ : https://qg.media/programme/quartier-libre).
Dans cette émission ʺQuartier Libreʺ, Emmanuel Todd commente et décrypte l’actualité sous le titre : « Le peuple français est en train de sortir de l’Histoire ». Il y aborde notamment l’abstention massive constatée aux trois derniers scrutins et fortement aggravée aux deux derniers, lors des élections cantonales/départementales et régionales.
Tous les éditocrates ont souligné, quelques heures durant et pour le déplorer en condamnant (rarement à mots couverts) le « j’men-fou-tisme » des individus concernés, le taux de 66% d’abstention constaté aux deux scrutins (cantonal/départemental et régional) qui se sont déroulés les 2 dimanches précédents (20 et 27 juin 2021), avec très peu de variation d’un tour à l’autre : c’est bien du jamais vu !
Et les régions jusqu’ici louées pour leur légitimisme et leur civisme font pire que la moyenne nationale puisque le Grand’Est affiche un taux d’abstention global de près de 70%, quand l’Alsace le dépasse encore un peu à 70,35%, pour 70,97% au 1er tour (des régionales, les taux étant quasiment les mêmes pour l’élection départementale au sein de la CEA). Là encore, du jamais vu ! Nos édiles pourraient peut-être s’interroger sur l’effet de la confiscation du pouvoir de décision par les élus alsaciens … qui ont décidé de s’asseoir sur l’expression du scrutin d’avril 2013 (référendum local dans les 2 départements d’Alsace) refusant la fusion des 2 départements ! Pour imposer par une démarche administrative et politique la création de la Collectivité Européenne d’Alsace (CEA), dont on n’a pas fini de comprendre les effets … négatifs ! A suivre … Quant à l’abstention globale dans le Grand’Est, devenu la grande région la moins civique, elle pourrait bien être en partie liée à cette fusion opérée sous la présidence de François Hollande de 3 anciennes régions qui semblaient cohérentes chacune indépendamment (Champagne-Ardennes, Lorraine et Alsace) et qui s’étende maintenant des portes de Paris à la frontière du territoire de Belfort. Mais l’on n’a guère entendu les divers candidats dénoncer la métropolisation et simultanément la « grande-régionalisation », induites par le loi MAPTAM (2014) et NOTRe (2015) … sous la présidence de François Hollande et des 3 gouvernements Valls.
Mais, quoique très élevée cette moyenne cache également de profondes disparités selon que l’on examine le phénomène dans des unités urbaines aisées et peuplées d’individus « gagnants », bien branchés (les villes et leurs habitants) sur la mondialisation et ses compétitions, ou que l’on cible les zones rurales, plus encore urbaines ou péri-urbaines délaissées, ces périphéries de la France abandonnée. Dans les nouvelles entités « branchées » que l’on dénomme officiellement, depuis la loi MAPTAM, des « métropoles », les taux d’abstention sont plutôt de l’ordre de 40 à 50% pour chacun des deux scrutins, à l’exception toutefois notable de la plupart des quartiers populaires qui y sont encore rattachés, nous y reviendrons plus loin par l’exemple caractéristique de Strasbourg. Dans les secondes « zones », les chiffres sont encore plus inquiétants, oscillant entre 75% et 85%.
Qu’on en juge (Source : (https://www.francetvinfo.fr/elections/abstention/infographies-elections-regionales-banlieues-pauvres-communes-du-grand-est-quelles-sont-les-vingt-communes-qui-se-sont-le-plus-abstenues)
Relevons qu’il s’agit bien d’entités communales (et non de bureaux de vote spécifiques) composées pour partie au moins d’un « centre », lui-même habité par des populations plus aisées, et d’une vaste périphérie qui concentre les vastes ensembles des populations pour l’essentiel reléguées dans les marges de la société et de l’économie.
On constera au passage que si les « têtes d’abstention » sont situées dans la proche (ou grande) banlieue de Lyon (Vaulx-en-Velin, Vénissieux, Saint-Fons, Pont-de-Chéruy, Givors, toutes parties intégrantes – quoique périphériques - de la métropole de Lyon) ou de Paris (Clichy-sous-Bois, Goussainville, Les Mureaux), les suivantes (et non des moindres) sont situées dans la région « Grand’Est » : Behren-les-Forbach, Trieux, Uckange, Herbitzheim, Rosselange, Fameck, Boulange, Mercy-le-Bas et jusqu’à cette paisible bourgade plutôt confortable de la banlieue de Haguenau, Kaltenhouse. Là les taux d’abstention sont tous supérieurs à 80% et pour les plus marquées, à 85% ! Il est vrai que les petites villes sinistrées de la vallée de la Moselle, de la Fench ou du grand-Nancy et encore de la proximité de Longwy ne sont pas réputées pour la faiblesse de leur taux de chômage et pauvreté ! Thionville et les villages de sa banlieue s’étalant vers le Luxembourg sont d’un tout autre paysage, sociologique, économique et politique … la tête de la liste « écologique et de gauche », Eliane Romani résidant elle-même à Thionville
Si l’on opère maintenant un focus sur la ville de Strasbourg, on constate le même phénomène, accentué de manière presque caricaturale. Dans les circonscriptions cantonales du scrutin départemental (en fait de la CEA – Collectivité Européenne d’Alsace qui a fait disparaître les deux départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin) des centre-villes bobos ou petit-bourgeois, le taux de participation est un peu plus élevé : 35% à Strasbourg 1, 36,5% pour Strasbourg 4, 35,5% pour Strasbourg 5. Mais on chute à 27% pour Strasbourg 2, 22% pour Strasbourg 3 et 26% pour Strasbourg 6. La concurrence est serrée avec Mulhouse et ses 24% de participation pour le centre de Mulhouse (Mulhouse 1), 21% pour Mulhouse 2, atteignant à peine les 29% pour Mulhouse 3, plus aisé et un peu moins frappé par les difficultés économiques et sociales. Quant à Colmar, la ville se clive elle aussi entre un Colmar 1 (plus populaire) et ses 25% de participation face au Colmar 2 et ses 32% de taux de participation. Relevons enfin que le canton de Bischwiller (autrefois d’industrie plutôt active) relativement éloigné de la métropole strasbourgeoise est le dernier en termes de participation (25,88%), avec son pendant Haut-Rhinois de Wittenheim dans le bassin potassique (25,25%). Et si l’on affine par bureau de vote dans les cantons strasbourgeois 3 et 6, les quartiers les plus populaires et délaissés ne dépassent jamais les 20% de taux de participations et s’enfoncent pour certains cruellement dans des niveaux inférieurs.
Il est donc pour le moins choquant d’entendre Frédéric Biéry, il y a peu encore président du Conseil Général du Bas-Rhin et depuis le 1er janvier 2021 à la tête de la CEA, demander dès le lendemain du scrutin (lundi 28 juin) … la sortie de la CEA du Grand’Est … sans bien entendu exprimer la volonté de revenir aux 2 départements (67 et 68), se satisfaisant parfaitement du statut dérogatoire possible de cette CEA, qui pourrait bien développer des innovations de type législatif en jouant sur le « transfrontalier ». Des innovations qui n’iront certainement pas dans le sens des intérêts des travailleurs mais qui font gonfler d’orgueil les autocrates et autres apprentis ploutocrates locaux.
On ne peut que conclure cette première analyse (certes par trop rapide mais que l’on ne lit nulle part ailleurs dans la presse régionale) de la situation politique française (et locale) après ces 2 scrutins effectivement « extra-ordinaires », qu’en reprenant la sentence prononcée par Olivier Todd :
« On a une classe dirigeante française qui depuis 35 ans détruit son pays, et qui tout d’un coup va dire : oh la la, 66% 65 % d’abstention, oh la grosse surprise, vraiment les gens sont de mauvais citoyens ! On rentre aussi un peu dans ce truc où on accuse les français de c’qu’ont fait les dirigeants »
Ce qui permet tout de même aux DNA de titrer : « Rottner l’emporte sans peine dans un océan d’abstention » (Edition du lundi 28 juin, page 24). Et alors ? Quels enseignements en tirez-vous, Mesdames et Messieurs les nouveaux élus, de tous bords ?
Allez-vous vous aussi exiger, comme l’exprimait Berthold Brecht avec une ironie mordante, que … « puisque le Peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le Peuple ». On entend déjà de brillants stratèges réclamer que … puisque le peuple ne vote pas … il faudrait lui ôter le droit de vote ?
Il est vrai que les mêmes marchent sur les décisions exprimées par le Peuple, notamment après le référendum de 2005 sur le projet de Traité Constitutionnel Européen (54,68% de votes « contre » avec un taux de participation très élevé, proche des 70%, ce qui n'a pas empêché la présidence suivante, celle de Nicolas Sarkozy, de ratifier en 2008 le traité de Lisbonne ... qui reprennait quasiment à la virgule près les termes du projet de Traité refusé par le référendum de 2005). Ou en Alsace, lors du référendum local de 2013 refusant la fusion des 2 départements ... et qui finit par la CEA au 1er janvier 2021, donc la disparition des départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin !
Qui provoque l’abstention ? Qui sape la démocratie ? Ce ne sont pas les victimes de la mondialisation et de la métropolisation ! Ce ne sont pas les victimes de la destruction des protections solidaires publiques opérée par les puissances financières et leurs technocrates politiques inféodés.
Une démocratie sans électeurs n'est plus une démocratie !
Quand le Peuple aura la certitude qu’il peut reprendre son destin en mains par les urnes, il en reprendra massivement le chemin et, à coup sûr, avec enthousiasme. C’est le sens de cette « révolution citoyenne » que nous appelons de nos vœux pour accomplir le chemin vers les jours heureux. Un programme est déjà largement réalisé pour y parvenir, l’Avenir en commun ; il lui faut encore la force militante pour le porter au pouvoir. A nous de jouer, ou plutôt de nous battre.