Frédéric Bierry, l'imposteur.
Quelle mouche a donc piqué Frédéric Bierry, président de la Collectivité Européenne d’Alsace (CEA), lors de sa séance plénière du 8 décembre ?
Sa diatribe contre Mathilde Panot, présidente du groupe parlementaire de la France Insoumise (LFI), laisse pantois de par la virulence du ton employé. En voici un extrait :
« Cette outrance sémantique n'est pas une provocation de plus, c'est un appel en bonne et due forme à renforcer la radicalité de l'expression politique par la menace et la violence. Cette outrance est surtout le révélateur d'une escroquerie politique qui consiste à dire que le combat de préférence ultime donc révolutionnaire, est préférable au débat démocratique. Cette promesse de violence radicale n'est pas voilée, elle porte en elle le ferment d'une dissolution démocratique de nos institutions si nous ne faisons rien. Force est de constater que la radicalité infuse notre société ».
Or la déclaration de Mathilde Panot qui a provoqué pareille harangue n'a rien d'alarmant, jugez-en par vous même :
« Le débat à l'Assemblée Nationale est un combat et qu'il faut aussi le conduire dans la rue ».
À l’évidence, Frédéric Bierry fait preuve de mauvaise foi et donne une interprétation fallacieuse des dires de la député insoumise. Ne pas retenir qu’il s’agit de débat, que Mathilde Panot propose de mener également dans la rue, relève de la malhonnêteté intellectuelle. Elle n’a jamais évoqué qu’il fallait faire usage de violence physique, ou s’attaquer aux institutions de la République par la force.
Mais passons outre la pertinence du fait d'attaquer une parlementaire nationale dans une enceinte d’une collectivité territoriale. Une question vient à l’esprit : pourquoi Frédéric Bierry propage-t-il un discours aussi polarisant et anxiogène ? En effet, Mathilde Panot se réclame en permanence des valeurs républicaines et de leur défense contre l’extrême-droite.
Une indication des motivations de Frédéric Bierry nous est donnée dans la suite de son intervention:
« Observons les attitudes et les comportements des extrémistes et des populistes de gauche comme de droite, les uns au nom du peuple les autres au nom d'une identité nationale mise à mal. Ils ont en commun de vouloir fragmenter davantage la société, ils ont en commun de vouloir faire société contre les autres ».
Tout d’abord, renvoyer dos à dos la France Insoumise et le Rassemblement National (RN) est une infamie et preuve d'irresponsabilité.
Tout oppose la LFI et le RN. Pour s’en persuader, la simple lecture des principes de la France insoumise suffit « La France insoumise est un mouvement humaniste. Il promeut l’émancipation globale de la personne humaine, la souveraineté populaire, la justice sociale, la laïcité, l’écologie, l’harmonie entre les êtres humains et leur écosystème. » Ou encore ce passage : « La France insoumise est un mouvement bienveillant et inclusif. Les compétitions internes, les conflits de personnes et les affrontements de courants n’y ont pas leur place, tout comme les propos ou les comportements violents, sexistes, racistes, antisémites ou LGBTphobes. ».
Nul n'est plus aveugle que celui qui ne veut lire ! Frédéric Bierry nous le confirme ici.
En fait, assimiler la LFI au RN a pour objectif d’empêcher que le débat démocratique porte sur les vrais enjeux qui traversent la société française, c’est à dire les inégalités sociales croissantes, l’augmentation de la précarité et la montée des discriminations.
La lecture du rapport de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) intitulé « L’aide et l’action sociales en France » (édition 2022) est édifiante à ce sujet.
En tant que Président de la Commission Solidarité et Affaires sociales de l’Assemblée des Départements de France (ADF), Frédéric Bierry est bien placé pour le savoir puisqu'il a été l’auteur, en octobre 2016, d’un rapport sur « L’avenir des politiques sociales des départements ». Des départements qui sont un acteur majeur de l’aide sociale en France, intervenant dans quatre domaines principaux :
- l’insertion, en lien notamment avec le revenu de solidarité active (RSA),
- l’aide aux personnes âgées (APA, ASH),
- l’aide aux personnes handicapées (ACTP, PCH),
- l’aide sociale à l’enfance (ASE).
Le tableau ci-dessous donne à voir l’augmentation continue et rapide du nombre de bénéficiaires des aides sociales départementales. Concernant la fracture sociale et la pauvreté croissante dans notre pays, ces chiffres parlent d’eux-mêmes .
Le Bas-Rhin n’échappe pas à l’augmentation de la précarité et de la pauvreté, certes dans une moindre mesure. Ainsi, la population couverte par le RSA (allocataires, conjoints et personnes à charge) au sein de la population totale y est passée de 4,9 % au 31/12/2016 à 5,2 % en 2020 !
Mais revenons au rapport de Fréderic Bierry, sa lecture est instructive à plus d’un titre.
D’emblée, dans son introduction, il affirme de manière péremptoire : « Le modèle social français ne répond plus aux besoins des Français et doit être renouvelé au travers des politiques sociales repensées. ». Pour ajouter immédiatement : « Les Français n’adhèrent plus à notre modèle social, vieux de 70 ans et hérité de la société de 1945. Il n’est plus adapté au monde dans lequel nous vivons, aux nouveaux enjeux que sont l’allongement de la durée de vie, l’accompagnement de l’enfance en risque ou en danger, la prévention de la radicalisation et du repli communautaire, la lutte contre la précarité des personnes isolées des familles ou encore l’intégration des personnes en situation de handicap. Il n’inspire plus la confiance. La solidarité nationale est devenue un facteur de suspicion, de division et d’opposition, là où elle devrait porter un projet de société qui suscite l’adhésion et favorise la cohésion. »
Avec de tels écrits, Frédéric Bierry nous donne une nouvelle illustration de la métaphore « Qui veut noyer son chien, l'accuse de la rage ».
Sauf que ces allégations sont démenties par le "Baromètre d’opinion 2021" de la DREES, qui analyse chaque année le soutien des Français aux politiques d’aide en faveur des personnes démunies, des personnes handicapées et des personnes âgées dépendantes. Cette enquête établit que « les Français soutiennent massivement les transferts publics en direction des personnes les plus vulnérables. Une forte majorité d’entre eux (67 % en 2021) souhaitent que le revenu de solidarité active (RSA) soit augmenté. Ils approuvent aussi largement le principe d’un minimum social plus élevé que le RSA pour les personnes en situation de handicap. Sept Français sur dix sont par ailleurs favorables à une prise en charge de la perte d’autonomie par les pouvoirs publics ».
Il n’est pas question de disséquer point par point les propositions du rapport de Frédéric Bierry, ce serait trop long et fastidieux. Il s’agit de dégager la logique qui sous-tend le constat et les propositions du rapport sur « l’avenir des politiques sociales des départements ». Cette logique est d’inspiration néo-libérale, elle considère les lois du marché prépondérantes, échappant à la délibération politique des citoyens. Tous les aspects de la vie humaine sont régis par le calcul économique et les individus sont soumis à une compétition incessante. Une telle conception de la société réduit la vie humaine aux lois du marché et interdit toute action qui modifie les conditions d’existences du marché.
Au regard de cette conception de la société, la manière dont Frédéric Bierry aborde la lutte pour l'accès à l'emploi est éclairante. Après avoir assuré que « Il est donc nécessaire de permettre aux collectivités locales dans leur ensemble de contribuer à la bataille contre le chômage, de leur permettre d'agir sur les causes de la crise et pas seulement sur leurs conséquences », il avance sans détour et en conformité avec la logique néolibérale qu'il partage : « La bataille de l'emploi, c'est la bataille de l'économie, de son renforcement et de son développement ».
Ainsi, selon lui seule la croissance économique pourrait apporter une solution au chômage de masse, et ce sans remettre en cause les mécanisme "du marché" ni leurs implications dans les dysfonctionnements de la société française.
La proposition phare de Frédéric Bierry de fusionner les minimas sociaux en deux prestations de compétence départementale est édifiante à ce sujet. Voyons plus en détails le dispositif qu'il envisage :
- « une [mesure] pour favoriser l’insertion, avec des actes contractualisés de recherche d’emploi dont la dénomination pourrait être « Tremplin vers l’Emploi » Il s’agirait d’un revenu d’engagement actif, accompagné d’un programme intensif vers l’emploi, sur une durée limitée. Le dispositif s’adresserait à toute personne jugée en capacité de travailler dans le secteur marchand ou non marchand, à temps complet ou partiel. Son accompagnement serait responsabilisant, construit autour d’un contrat d’engagement mutuel incluant tutorat, parcours de formation, mise en relation avec des entreprises.
- La seconde, consisterait en une aide de subsistance assortie d’actes d’engagements citoyens pour le bénéficiaire dont la dénomination pourrait être « Contrat d’Engagement Civique ». Cette aide serait destinée aux personnes dans l’incapacité de travailler ou en situation de chômage de longue durée. Les bénéficiaires de ce contrat s’engageraient dans des actions d’intérêt général, ne pouvant être pourvues par le secteur marchand, construites individuellement en fonction des capacités, talents et envies de chacun et des besoins des acteurs publics ou associatifs du territoire. »
Les buts poursuivis sont clairs, et conformes aux principes de l’idéologie néo-libérale : responsabiliser les bénéficiaires de l’aide sociale dans leur réinsertion sur le marché du travail et disposer d’une perpétuelle réserve de main d’œuvre que l’on peut renvoyer à son statut "d’assisté", selon les aléas économiques. Certes, un minimum vital est garanti à ceux qui sont considérés inaptes au travail et ne peuvent subvenir à leur existence. Ainsi, Frédéric Bierry propose que « Pour toute personne reconnue dans l’incapacité, pour des raisons mentales, psychiques ou intellectuelles, d’exercer un emploi ou une activité non rémunérée, la solidarité nationale doit prévaloir. ». Mais c’est toujours "le marché" qui dicte sa loi, et qui constitue le cadre unique de référence dans la détermination des politiques.
Comme le souligne le livret intitulé « Comment nous allons éradiquer la pauvreté » du programme "l’Avenir en commun" (AEC), « Cette pauvreté n’est pas une fatalité... Elle n’est pas la marge d’un système qui fonctionnerait tant bien que mal, elle est le cœur même du réacteur du capitalisme financiarisé. Elle lui est indispensable pour que les travailleuses et travailleurs continuent à accepter bas salaires et précarité. Elle découle de l’indécente accumulation des milliardaires : 236 milliards d’euros en pleine pandémie. »
D’ailleurs, dans le projet de réforme des retraites présenté par Emmanuel Macron et son gouvernement s’exerce la même logique. En sortant du marché du travail et en bénéficiant d’un système de financement socialisé, les retraités sont considérés comme improductifs, selon les critères des tenants du capitalisme néo-libéral.
Pour Frédéric Bierry, une politique sociale se limite donc à traiter les effets les plus criants de la pauvreté. Contrairement à ce que propose la France Insoumise, il n’est pas question pour lui de s’attaquer à ses causes structurelles en redistribuant les richesses par l’impôt, en organisant des transferts de revenus par la protection sociale, en socialisant des services à la population (pôle publique du médicament, de l’énergie, service public de le dépendance pour vieillir et bien vivre..), ou encore en pratiquant une péréquation de l’accès à certains biens consommables comme l’eau et le chauffage, l'énergie d'une manière générale.
Alors oui, la France Insoumise revendique cette radicalité dénoncée par Frédéric Bierry parce que, comme l’enseigne la philosophie, être radical ... c'est aller à la racine des choses !