Les retraites dans la Sécu : 3ème partie, 5 décennies de régression et d'attaques contre "La Sociale".

Publié le par J.C. Val

Depuis l'ordonnance Jeannenay de 1967, ce sont bien cinq décennies de régressions qui ont programmé (sans le dire) la mise à mort de "La Sociale"

Dialogue ...

Dialogue ...

Au fondement de "La Sociale" : la résistance à l’État et au capital.

Selon Nicolas Da Silva, l’Etat social est né de « la guerre totale », désignant ainsi "la grande guerre" (1914-1918) et la seconde guerre mondiale (1939-1945), mais également l’entre-deux guerres qui voit les États modernes se transformer profondément par une conception nouvelle de leurs missions et règles d’intervention (Cf : La bataille de la Sécu, Nicolas Da Silva, Ed. La Fabrique, octobre 2022, 294 pages, 15€. Voir plus spécifiquement le chapitre III : La guerre totale comme fondement de l’État social).

On est ainsi passé en un demi-siècle d’une conception du "Warfare State" où l’État assumait la guerre mais se contentait de faire respecter les lois (notamment celles du "marché") comme "État-gendarme" (parlons plutôt d’une "opposition libérale" à l’interventionnisme étatique) au "Welfare State" cet "État du bien-être". L’État assume dès lors des fonctions multiples visant à la protection sociale des individus tout en cherchant à garantir la paix via les organisations internationales créées à cet effet. Selon Nicolas Da Silva, « l’État ne devient social que parce qu’il a organisé la guerre totale » (op. cit, p. 83). Une guerre dite "totale" parce qu’elle tend à supprimer la distinction entre le civil et les militaire, impliquant la participation de toute la société à l’effort de guerre, à l’avant comme à l’arrière (notamment par la mobilisation des femmes dans les industries d’armement ou les industries mécaniques et électriques, les hommes étant au front) et l’intervention autoritaire de l’État dans l’allocation des ressources (matières premières, production vivrière, main d’œuvre etc…).

Bref, une réorganisation et une mobilisation de l’économie, planifiée par l’État pour répondre aux énormes besoins militaires, sur une période longue et alors que le front se tient sur notre territoire national. « Paradoxalement, alors que l’État plonge la société dans la guerre totale, en multipliant les politiques sociales pour la gagner il apparaît comme un État social qui se soucie de sa population » (op. cit, p. 88). Au passage et à l’issue de "la grande guerre", l’état français hérite localement (en Alsace-Moselle) d’une avancée sociale dont jouissent les ouvriers allemands (toutefois attribuée autoritairement par le pouvoir politique) à travers les lois sociales obligatoires de Bismarck, couvrant le risque "maladie" (1883), "vieillesse et invalidité" (1889)". Le Président du Conseil Alexandre Millerand confie au député du Haut-Rhin, Paul Jourdain, la tâche de conserver autant que possible le système d’assurance sociale des territoires réintégrés à la République et de l’étendre à toute la Nation. Ainsi naît le "Régime Local d’Assurance maladie"(RLAM), toujours en vigueur dans les 3 départements, mais faisant office de "complémentaire-santé" uniquement permettant ainsi de combler le "ticket modérateur", en faisant passer le taux de remboursement maladie de 70% à 90% pour un coût modeste (taux de cotisation supplémentaire de 1,5% actuellement) et sous l’administration des seuls représentants des salariés ce qui, nous allons le voir, sera une importante conquête de "La Sociale" au sortir de la seconde guerre mondiale (conquête hélas provisoire … et brève).

N’oublions pas que l’impôt sur le revenu, en projet dès 1909 à l’initiative du Ministre des finances Joseph Caillaux, n’est finalement créé que par l’urgence des besoins de financement de l’Etat à la veille de la grande guerre (loi de finance du 15 juillet 1914). La part des dépenses publiques va en effet rapidement passer de 10% à 50% du PIB, il faudra les financer !

La Sociale, pour la paix et la sécurité des peuples.

La Sociale, pour la paix et la sécurité des peuples.

1°) De l'adoption des assurances sociales (1928-1930) ... au sortir de la seconde guerre mondiale.

Le premier système d’assurance-retraite obligatoire, les ROP (Retraites Ouvrières et Paysannes) date de 1910. Mais il s’agissait d’un système par capitalisation (certes, des fonds qui peuvent être gérés par des "caisses" autonomes de type mutualiste) qui ne concernait que les salariés de plus de 65 ans (très peu survivent aux dures conditions de vie de l’industrie et de la paysannerie) et que la CGT, très hostile à ses modalités, qualifie de "retraites pour les morts". D’autant qu’il fallait encore que leurs ressources soient très faibles : moins de 3000 francs mensuels. La loi de 1910 est donc un échec, notamment par l’annulation de l’obligation de cotisation décrétée par la Cour de cassation, dès 1911.

Quoique en préparation depuis 1921 (projet de loi), la 1ère loi sur les assurances sociales ne sera promulguée que le 5 avril 1928. Elle fut suivie le 30 avril 1930 d’une seconde loi, modifiant et complétant la première.

L’État oblige dès lors les travailleurs salariés et les patrons des secteurs agricoles, de l’industrie et du commerce à cotiser à des "caisses", dont la gestion est non-étatique, et selon le principe de totale liberté d’affiliation et donc, si nécessaire, par la création de nouvelles "caisses" à cette fin. Mais en sont exclus les travailleurs non-salariés et ceux dont la rémunération est trop faible (moins de 1000 francs annuels), ou trop élevée (plus de 21000 francs annuels. 74% de la population active des 2 secteurs, industrie et commerce, est toutefois concernée. En revanche en sont également exclus les salariés de l’Etat, des communes, des départements, et enfin ceux de secteurs particuliers comme les chemins de fer, les mines, le gaz et l’électricité.

On trouve là l’origine des régime dits "spéciaux" : que ceux-ci soient plus favorables à leurs salariés que le régime général à sa naissance devait être résolu par un alignement "vers le haut" et donc devait en découler l’absorption spontanée des exceptions … devenant la règle ! Exactement l’inverse de ce que veut imposer le sénat aujourd’hui.

Dans le cadre de ces premières lois sur les assurances sociales en France, la cotisation était unique pour les retraites et les soins (8% du salaire) et, si la partie retraite fonctionne selon le principe de la capitalisation (les cotisations sont placées sur le marchés financiers et ce sont leurs rendements – intérêts - qui financent les pensions), les "caisses de soin" fonctionnent bien entendu selon le principe "de répartition" : les cotisations de tous dans l’année servent à financer les dépenses pour soins des "malades" de l’année.

Côté syndicats, la CGT-Confédérée regroupant les syndicalistes "réformistes" y est favorable, de même que le "syndicalisme chrétien" (CFTC, héritée notamment du retour de l’Alsace-Moselle à la France), quand la CGT-Unitaire la refuse. Cette dernière rassemblait les syndicalistes les plus radicaux, proches des mouvements révolutionnaires et/ou communistes qui continuaient à voir dans ces lois de protection sociale un moyen de détourner la classe ouvrière de la révolution, fidèle en cela à leur opposition à la Charte de la mutualité de 1898 : la mutualité était alors considérée comme un mouvement de stabilisation de l’ordre social. Et ceux-là continuaient à considérer que les retraites proposées ne concernaient quasiment aucun ouvrier … la plupart étant morts avant même de pouvoir y prétendre, tout en ponctionnant leur pouvoir d’achat durant l’activité par les cotisations. En outre, il a fallu attendre 1930 pour que les salaires réels ouvriers (donc inflation déduite) reviennent à leur niveau de 1911. On voit bien que, dès le début, la question de l’âge du départ en retraite, donc de l’accès à ses droits, est majeur !

Notons au passage que, sous Vichy, l’État français ne se désintéresse pas de la politique sociale, y voyant un moyen de réconcilier les salariés et les patrons … sous réserve que les premiers se plient aux impératifs politiques de la "Révolution nationale" pétainiste. La Charte du travail d’octobre 1941, refusant le conflit de classe entre capital et travail, est d’ailleurs validée par la Fédération nationale de la mutualité française … qui peut ainsi poursuivre son action via ses "caisses". Vichy crée également l’ordre des médecins le 7 octobre 1940, en lieu et place des organisations syndicales de médecins antérieures, les syndicats de salariés étant purement et simplement dissouts. La loi du 14 mars 1941 instaure l’Allocation aux Vieux Travailleurs Salariés (AVTS) pour les vieux travailleurs les plus pauvres et/ou n’ayant pas suffisamment cotisé. Ce sont bien entendu les assurances sociales qui doivent utiliser les fonds placés en capitalisation pour verser les (maigres) pensions de retraite. Il serait bon de se souvenir de ces "détours historiques", aujourd’hui où fleurissent les projets de "filet de sécurité" (pour les plus vieux et/ou les plus pauvres) CONTRE la consolidation et le renforcement du "régime général".

Finalement, au sortir de la guerre et à la veille des ordonnances d’octobre 1945, ce sont déjà 7 millions de bénéficiaires qui sont couverts par les assurances sociales en 1944 et qui deviendront 10 millions en 1947. Les conditions d’ouverture des droits vont également être plus généreuses (60 heures de travail dans le trimestre contre 60 jours auparavant) et le délai de carence pour faire valoir ses droits (en cas de maladie notamment) ramené de 5 à 3 jours. Enfin, une assurance longue maladie remboursera les soins pendant 3 ans.

On lâche rien !

On lâche rien !

2°) Les décrêts d'octobre 1945 et la création du régime général de Sécurité sociale : la Sécu.

Durant la guerre, le rapport Beveridge (Report on Social Insurance and Allied Services - "Assurance sociale et les services connexes", Royaume-Uni, novembre 1942) connaît un succès retentissant dès sa parution. Il propose à toutes les démocraties occidentales un plan de sortie "vers le haut", de cette crise économique, sociale et politique mondiale engagée à l’automne 1929 et qui se fracasse sur cette seconde guerre mondiale aux 50 millions  de morts (d’autres estimations vont jusqu’à 70 millions), garantissant (dans sa version de 1944) le "Full Employement in A Free Society" (le plein-emploi dans une société libre). Charles de gaulle, exilé à Londres déclare la même année que « la sécurité nationale et la sécurité sociale sont pour nous des buts impératifs et conjugués ». Simultanément (quelques jours avant), le Conseil National de la Résistance (CNR) adoptait son programme : "Les jours heureux".

Les jours heureux !

Les jours heureux !

Dès septembre 1944, Alexandre Parodi, Ministre du travail du gouvernement provisoire accompagné de Pierre Laroque, lui aussi haut fonctionnaire, vont mettre en place les textes législatifs permettant d’aboutir aux décrets d’octobre 1945 créant la Sécurité Sociale. Pierre Laroque était déjà spécialiste des assurances sociales et, réfugié à Londres dès 1943 connaissait le rapport Beveridge. Au sein du ministère du travail il prend, le 5 octobre 1944, les rênes de la direction des assurances sociales.

Le plan Beveridge prévoyait toutefois une nationalisation du système de santé (ce qui deviendra le "National Health Service" - NHS), régime étatique que Pierre Laroque sait inapplicable en France du fait de l’histoire et du niveau de conflictualité sociale en France au sortir de la guerre. Le plan présenté par l’administration Parodi/Laroque repose donc sur l’unification des multiples régimes de protection sociale antérieurs, sous l’autorité des intéressés, et pour en faire un régime véritablement "général". Un régime "général" à la fois pour ce qui concerne les catégories et professions/statuts concernées et pour la nature des "risques" couverts (le rapport Beveridge distinguait 3 "risques" : famille, maladie et vieillesse.

On notera que le risque "chômage" n’est pas présent dans l’édifice premier : il faudra attendre le décret du 31 décembre 1958 pour que soient créées les ASSEDIC – fédérées en UNEDIC, devenues depuis "Pôle-Emploi". Leur statut était celui d’une "association loi de 1901" et non un organisme public étatique). Ce qui correspond parfaitement à l’esprit qui animait Ambroise Croizat (PCF/CGT-U) et le parti communiste, l’une des composantes du CNR, et fondé sur les principes d'universalité, d’unicité et de solidarité nationale. Devenant Ministre communiste du Travail dès le 28 novembre 1945 et jusqu’au 16 décembre 1946, Ambroise Croizat mettra toute sa détermination à fournir les pierres de la construction aux militants CGT et Pcf pour édifier en ces 6 premiers mois de 1946 l’institution "Sécu".

Mais que l’on ne se méprenne pas : au moment de la mise en place de la Sécu l’unanimisme n’est pas de mise, que ce soit entre les partis politiques ou entre les organisations syndicales.

Que ce soit le patronat (fortement opposé au principe d’une caisse unique et, a fortiori, à un système autogéré par les intéressés que sont les salariés), la mutualité (farouchement partisane de la liberté d’affiliation), le clergé (encore impliqué dans les caisses confessionnelles), les assurances à buts lucratif (tenant à la "mise en concurrence" et à la différenciation personnelle des taux de cotisation en fonction de l’intensité du risque individuel encouru) voire les médecins, tout ce monde disparate ne poursuit pas le même objectif. Notons au passage que la Sécurité Sociale n’est étendue aux fonctionnaires qu’en 1947 (loi N° 47-649 du 9 avril), et que pour les personnels de l’Education Nationale, c’est toujours leur mutuelle (MGEN) qui assume la fonction de sécurité sociale pour ce qui concerne la maladie.

Côté syndicats, la CFTC (Gaston Tessier et Henri Sinjon) est opposée à la suppression de la liberté d’affiliation (donc également au principe de "caisse unique"), alors que la CGT souhaite la suppression du "plafond d’affiliation" (les hauts salaires n’étaient pas obligés d’adhérer … ce qui pouvait concerner les cadres), la réponse sera imposée par la mise en place des "caisses complémentaires" (l’AGIRC créée en 1947 pour "attirer" les cadres). À l’ancien plafond d’affiliation est donc substitué le "plafond de cotisation", en particulier pour les cotisations "retraite" … du régime général. Au-delà de ce "plafond" (PASS), les salaires ne sont plus soumis aux cotisations du régime général, au 1er janvier 2023 au-delà de 3666€ mensuels bruts (soit une augmentation de 6,9% par rapport au plafond de 2022).

Pédagogie.

Pédagogie.

3°) La mise en place de la Sécu en 1946.

L’institution est portée par les intéressés et c’est bien la CGT qui va fournir les troupes militantes pour organiser ce travail de fourmis. Opposée au principe de caisse unique, la CFTC refuse de participer à l’application de la loi. pour la CGT la tâche est immense : Il faut monter les caisses primaires (locales, dont les CPAM – Caisses Primaires d’Assurance Maladie, 124 dès 1947) qui collectent les cotisations maladie (et non plus l’État), régionales (CRAM et CRAV : 16 caisses régionales doivent être montées de toutes pièces en 1946) et nationales (CAF, CNAM et CNAV). Est également créée la Fédération Nationale des Organismes de Sécurité Sociale – FNOSS, sorte de parlement des caisses de sécurité sociale, fonctionnant sur un modèle fédératif, les caisses locales y adhérant volontairement. La FNOSS publie la Revue de la Sécurité Sociale dès 1948 (et jusqu’en 1969) et créée une Ecole supérieure de la sécurité sociale en commun avec la CAF pour former les militants nécessaires à son extension et sa consolidation.

Initiative auto-organisée des ouvriers, la FNOSS est la forge de leurs compétences et la preuve que ceux qui vivent et produisent sont aussi ceux qui apprennent, savent et font. Ainsi se construit l’émancipation de la classe ouvrière par l’affirmation de La Sociale comme modèle alternatif au capitalisme exploiteur et aliénant.

L’édifice est également coiffé par la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS), l’un des rares organisme de droit public, qui dépend donc des décisions de l’Etat pour son propre financement. Les missions qui lui sont attribuées visent à assurer la solidarité nationale, par la compensation financière entre les risques gérés par les organismes de base : les caisses déficitaires sont ainsi épaulées par les caisses excédentaires. Se construit ainsi un système complexe de redistribution des ressources entre les différents organismes, l’édifice complet ne pouvant être confondu avec l’État. Dès le départ la Caisse nationale reçoit après un cheminement complexe environ 50% des cotisations collectées, qu’elle redistribue dans le système. Ces "cotisations" (sociales) doivent donc être distinguées des "impôts", même si une partie importante des ressources de la Sécu proviennent aujourd’hui de certains "impôts" spécifiques, comme la CSG et la CRDS (voir plus bas).

La loi de finance du 14 avril 1952 prévoit la possibilité d’organiser un service commun à toutes les caisses de recouvrement des cotisations sociales : c’est la naissance de l’URSSAF (Union de Recouvrement des cotisations de Sécurité Sociale et d’Allocations Familiales), qui ne sera réelle qu’après le décret du 12 mai 1960 qui les rend obligatoires.

Enfin, sur le plan institutionnel la Sécurité Sociale est composée de divers organismes, pour la plupart relevant du droit privé mais assurant une mission de service public. Seules une demi-douzaine de structures nationales sont des établissements publics administratifs (essentiellement les caisses nationales). Pour la plupart, les personnels de ces différents organismes ne sont donc pas des fonctionnaires.

Mais si la CGT a été le forgeron de la Sécu, la scission de 1947 entre CGT-FO (Force ouvrière) et CGT maintenue va affaiblir l’autonomisation de La Sociale, les membres de FO optant fréquemment, dans les caisses et à la FNOSS, contre la CGT et pour l’alliance avec la CFTC, les mutualistes et le patronat.

4°) Les grands principes politiques et sociaux du gouvernement de "La Sociale".

Grande victoire syndicale, ouvrière et démocratique, la loi du 30 octobre 1946 instaure l’élection des membres des conseils d’administration, qui ne sont donc plus désignés mais élus par les assurés sociaux. Les élections de 1947 consacrent la victoire populaire à travers celle de la CGT : avec 59,3% des voix elle est majoritaire dans les CA, loin devant la CFTC (26,4%) et les autres, dont les mutualistes (14,4%).

La scission de 1947 (CGT-FO) va affaiblir relativement la CGT (qui passe à 43% des suffrages aux élections au régime général tout au long des années 1950 et 1960). Malgré cette mise en minorité relative, les caisses conservent une autonomie qui est âprement contestée par les services de l’État. La création de la CFDT en 1964 ne changera pas le rapport de force, cette dernière reprenant la quasi-totalité des suffrages obtenus jusque-là par la CFTC.

Il va donc falloir « apprivoiser le gorille » ! Cette expression est empruntée à Antonio Gramsci, s’agissant de la volonté des puissants de « mater la rébellion des classes populaires pour qu’elles acceptent la marche en avant du capitalisme et renoncent à changer la vie. En ce qui concerne le régime général, [c’est bien] la remise en cause de l’autogouvernement qui est immédiate et s’affermit de jour en jour » (Cf. Nicolas Da Silva, op. cit. p.159).

Car contrairement à l’idée répandue selon laquelle de Gaulle était favorable au régime général, les attaques contre l’auto-organisation viennent aussi de la droite gaulliste, soutenant davantage la mutualité. La critique porte sur les 2 principes cardinaux du régime général : la gestion par les intéressés et la caisse unique. Pour le pouvoir, et dans l’optique d’une intégration au Marché commun à partir de 1968 (en application du traité de Rome de 1957), il va falloir réformer le système économique et social français … concurrence oblige. Pompidou (1er Ministre sous la présidence de Gaulle) va s’y employer. Finalement, les enjeux n’ont pas changé depuis !

Ecce Homo.

Ecce Homo.

Premier tir de bazooka contre "La Sociale" : l’ordonnances Jeanneney de 1967. Jean-Marcel Jeannenay fut ministre des affaires sociales de Georges Pompidou, Premier Ministre sous la présidence de Gaulle.

Deux grands changements sont menés :

- Contre l’ambition (jamais aboutie) d’une caisse unique, le régime général est scindé en 3 caisses distinctes, marquant une frontière entre les 3 risques : maladie (CNAM), Famille (CAF) et Vieillesse (CNAV). En même temps une nouvelle structure (l’ACOSS, Agence Centrale des Organismes de Sécurité Sociale) est chargée de la gestion des cotisations, altérant ainsi le principe de solidarité entre les risques.

- L’autogouvernement salarié est effacé en introduisant les principes de paritarisme et de désignation des intéressés dans les CA : c’est donc la fin de l’élection libre des représentants des salariés-assurés. Ceux-ci n’occupent plus que 50% des sièges (9 sièges) contre 75% auparavant ! Et bien sûr, quoiqu’encore puissante la CGT est la première affaiblie par l’opération : elle n’occupe plus que 3 sièges sur les 9 sièges "salariés" du CA (33%) du fait de la désignation, alors qu’avec les élections elle rassemblait 43% des voix donc 43% des sièges dévolus aux salariés (6 sièges) et 33% de tous les sièges. Après la réforme, la CGT ne détient plus que 16,5% des sièges et le patronat peut composer avec les syndicats "réformistes" pour imposer sa politique alors qu’auparavant il faisait face à un pluralisme syndical … qui pouvait exprimer son rapport de force interne sans craindre de perdre le contrôle de l'institution.

Les premières contre réformes concernant les retraites : 1993, 1995 et 1999.
1°) La réforme Balladur des retraites de 1993.

S'appuyant sur le livre blanc commandé par Michel Rocard (merci à lui !), Edouard Balladur "réforme" le régime général en prenant 3 grandes mesures :

- L’allongement de la durée de cotisation pour prétendre à bénéficier d'une retraite à taux plein passe progressivement de 37,5 années à 40 annuités (déjà !).

- Le salaire moyen de référence, base du calcul de la pension est dorénavant calculé sur les 25 meilleures années et non plus sur les 10 meilleures, induisant de fait une baisse générale des pensions.

- La revalorisation de la pension se fera à partir de l'évolution des prix et non plus à partir de l'évolution générale des salaires (elles évoluent donc moins vite que les salaires).

2°) L'échec du projet Juppé de 1995, à destination des fonctionnaires et des régimes de retraites spéciaux.

 

Le plan Juppé de 1995 tente d'étendre la contre-réforme Balladur au secteur public et aux régimes dits « spéciaux » : échec ! Du fait, notamment, de la puissante mobilisation des cheminots en 1995 contre la réforme de leur régime de retraites.  Il faudra donc attendre la loi Fillon de 2003 pour mettre en œuvre un cran supplémentaire du processus de destruction de la solidarité et de "La Sociale".

3°) Mais … "le plan Juppé" c’est également l’aboutissement du processus de réappropriation par l’État du régime général, dès 1996, processus bien entamé en 1967 par le plan Jeanneney/de Gaulle.

L’innovation majeure de ce plan Juppé réside en fait dans la Loi de Financement de la Sécurité Sociale (LFSS) dorénavant élaborée chaque année par le Parlement, à l’initiative du gouvernement. On passe dès lors d’une logique de réponse à des besoins à une logique d’adaptation à une contrainte budgétaire.

Et on assiste à une mise sous tutelle de "La Sociale" … par l’Etat :  exactement ce que demandait Paul Reynaud dès 1949 (Républicain indépendant, opposition de droite) ! Ainsi, chaque année la LFSS fixe l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM), qui vise à faire des économies via des mesures de réduction des droits.

L’ordonnance du 24 janvier 1996 crée un nouvel outil financier de réappropriation du régime général par l’Etat : la CADES (Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale), grâce notamment à une nouvelle taxe, la CRDS (qui vient donc s’ajouter à la CSG).

Enfin, une ordonnance du 24 avril 1996 réorganise également l’hospitalisation en renforçant encore le pouvoir central par la création des Agences Régionales d’Hospitalisation (ARH), sous l’autorité directe du Ministre. Celles-ci sont les ancêtres des Agences Régionales de Santé (ARS, créées en 2004) qui font figure de véritable "préfecture de santé" et visent essentiellement à rationaliser le système de soins hospitaliers, c’est-à-dire … à "faire des économies", encore et encore !

Idée fixe !

Idée fixe !

4)° Lionel Jospin : un petit temps d’arrêt (ou de ralentissement) de la casse de "La Sociale" côté "assurance maladie".

- Un fonds de réserve pour les retraites (FRR) est créé en 1999 (Loi de financement de la Sécurité Sociale) : objectif = accumuler 152 milliards d'euros d'ici à 2020 par des recettes exceptionnelles (excédent de certaines branches, recettes de privatisations) mais placées sur les marchés financiers ! (avec un peu plus de règles prudentielles que celles imposées aux fonds de pension, certes).

- Création du Conseil d'Orientation des Retraites (COR) en 2000.

- Laurent Fabius instaure ensuite le "Plan d'Epargne Salariale volontaire" donnant droit à des exonérations fiscales (on accède ainsi au 3ème étage - facultatif - du système des retraites  ... par capitalisation ici !).

- C'est aussi le temps des rapports (rapport dit « d’experts ») : le rapport Charpin (1999) demande (déjà !) l'allongement de la durée de cotisation à 42,5 ans … afin de résoudre le problème de l'augmentation massive des besoins de financement dont le paroxysme serait fixé à … l'année 2040 ! Un an plus tard, le rapport Teulade (2000) relativise pourtant le problème de financement, en s’appuyant sur des hypothèses économiques plus optimistes (notamment en termes de gains de productivité).

Conclusion : Entre 1946 et 1996, le pouvoir ouvrier a été laminé : l’État social a détruit La Sociale et, pour reprendre la formule de Gramsci, « Le gorille est en cage » (Antonio Gramsci : « il faut apprivoiser le gorille », c’est-à-dire … mater la rébellion des classes populaires pour qu’elles acceptent la marche en avant du capitalisme !).

Sont ainsi remis en cause le principe de l’autogouvernement et les décrets d’octobre 1945, au fondement de la construction de « La Sociale » par le plan piloté par Ambroise Croizat (PCF/CGT-U), Alexandre Parodi (Ministre du travail dès septembre 1944) et Pierre Laroque. Héritant du poste de Directeur des assurances sociales le 5 octobre 1944 et maîtrisant parfaitement le plan Beveridge qui repose sur une nationalisation du système de santé (appliqué au Royaume-Uni sous la forme du National Health Service), Pierre Laroque avait su l'adapter à la situation historique et sociale de la France, en synergie avec celui qui allait devenir le ministre communiste du travail, Ambroise Croizat.

Fin de la société d'abondance ... pour tout le monde ?

Fin de la société d'abondance ... pour tout le monde ?

5°) La "loi FILLON sur les retraites" (21 août 2003 : gouvernement Raffarin).

C’est la première (contre)réforme globale du régime des retraites de base (excluant donc les retraites complémentaires et les retraites "cadresʺ) touchant l’ensemble des salariés, secteur public et ʺrégimes spéciauxʺ compris, conduite par François Fillon, alors ministre des Affaires Sociales.

Une contre-réforme particulièrement hypocrite puisqu’elle ne modifie pas l’âge légal de départ (toujours affiché à 60 ans !) mais en rend l’accès impossible pour la quasi-totalité de celles et ceux qui auraient pu y prétendre, particulièrement s’ils ont poursuivi des études supérieure (BTS et DUT compris) du fait d’une carrière "incomplète". Bien entendu les femmes en sont encore plus éloignées, victimes de carrières hachées et incomplètes (à l’âge de 60 ans, surtout). Les mesures sont claires :

- Allongement de la durée de cotisation à 40 ans en 2008 pour les fopnctionnaires, dès lors alignés sur le régime général. Mais le calcul du montant de leur retraite reste néanmoins indexé sur le dernier indice atteint, moyennant au minimum 6 mois de stationnement dans l’indice final : taux maximal = 75% des derniers salaires, si carrière complète, ce qui est toutefois de plus en plus difficile à réaliser pour les nouvelles générations de « cadres A » du fait de leur entrée en activité reculée à 23, 24 ou 25 ans. La durée de cotisation va s'allonger progressivement pour l'ensemble des actifs à 41 ans en 2012. Un seul « régime » pour les fonctionnaires qui n’ont pas de « complémentaire », à l’exception d’une « retraite additionnelle » portant sur les primes et heures supplémentaire engrangées à partir de l’entrée en application de la « réforme » (toutefois fort maigre).

- Dispositif pour carrières longues (négocié avec la CFDT) qui donne droit à un départ anticipé avant 60 ans et à taux plein aux salariés et ʺnon salariés des régimes alignésʺ ayant commencé à travailler jeunes (avant 18 ans), à condition d'avoir cotisé 43 ans et demi. 85% des bénéficiaires seront en fait des hommes car les femmes n’ont que peu de chance de remplir la condition de carrière complète.

- Possibilité de rachat de durée d’assurance (en trimestres) pour les années d'études et les années incomplètes, avec étalement des paiements au choix des intéressés, dans la limite de trois années.

- Système de décote/surcote, avec 5% par année manquante (ou 1,25% par trimestre) mais dans la limite de 5 années pour la décote (donc - 25% par rapport aux 75% maximal du dernier salaire dans le public) et 3% pour la surcote : maximum de surcote à 15% pour ceux acceptant de travailler – 5 années – au-delà de l’âge légal de départ en retraite (mais autre limite obligatoire pour les fonctionnaires = 65 ans) et sous réserve d’une carrière complète. Le mécanisme très pénalisant de décote cesse à 65 ans. Mais Woerth veille au grain et agira en ce sens en 2010 …

- Introduction d’un complément de retraite par capitalisation, le PERP (Plan d'épargne pour la retraite populaire). Il s'agit bien d'un système de capitalisation individuel, assorti d'une exonération d'impôts sur les versements pour inciter les particuliers (à revenus suffisants) à y souscrire.

- L’évolution des retraites continue à être indexée sur les prix et non plus sur l'évolution des salaires.

Racler les fonds de tiroir.

Racler les fonds de tiroir.

6°) La « réforme Woerth » de 2010 (Ministre du travail, de la solidarité et de la fonction publique).

Celle-ci s’appuie sur la crise financière de 2008 pour arguer d’un problème imminent de financement des caisses de retraites (appuyé par un rapport du COR d’avril) du fait d’une forte poussée du chômage entraînant une contraction des cotisations sociales. Malgré une forte contestation sociale, le texte est promulgué par Nicolas Sarkozy le 10 novembre 2010.

Le gouvernement présente, le 7 septembre 2010 à l'Assemblée nationale, un projet de loi visant à repousser l’âge de départ par 2 mesures phares :

Le relèvement progressif à partir de 2011 et en six ans (4 mois par an) de l'âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans.

Le relèvement progressif de 65 à 67 ans (à partir de 2016) de l'âge à partir duquel ne s'applique plus le mécanisme de décote (toujours - 5%/an). C'est la mesure la plus pénalisante pour les personnes ne remplissant pas les conditions d'une carrière complète, les femmes étant les premières concernées.

De leur côté, les fonctionnaires sont touchés par des mesures spécifiques tout aussi régressives et pénalisantes :

Augmentation de 7,85 % à 10,55 % du taux de cotisation de la retraite des fonctionnaires étalé sur 10 ans, sans augmentation de salaire.

Relèvement de deux ans de l'âge de départ à la retraite de certaines catégories de fonctionnaires dites "catégories d'active".

Allongement (déjà programmé par la Loi Fillon), de la durée de cotisation de 41 ans à 41 ans et demi à l'horizon 2020.

- Utilisation anticipée du Fonds de réserve pour les retraites, pourtant censé n’être utilisé qu’à partir de 2020 (il n’y a pas de petites économies pour les comptes de l’État !)

Pendant la campagne présidentielle de 2012, François Hollande s'engage à revenir sur la réforme des retraites afin de ne pas pénaliser ceux qui avaient commencé à travailler tôt. Une fois élu, il a fait adopter un décret autorisant les personnes ayant commencé à 18 et 19 ans à partir à 60 ans ... sous réserve d’une durée de cotisations de 41 ans en 2012 (puis 41,5 ans en 2020) donc ne touche pas à la durée de cotisation ! Mais il renonce à rétablir l'âge légal à 60 ans.

7°) La « réforme Touraine » de 2013/14 (Marysol Touraine, Ministre des affaires sociales et de la santé sous le gouvernement Ayrault).

Les débats commencent à l'AN début octobre 2013 et s'achèvent par la Loi du 20 janvier 2014.

Avant l'exposé de la loi il avait été annoncé que la réforme prévoyait un allongement de la durée de cotisation à 43 ans en 2035 à raison d’un trimestre tous les 3 ans, entérinant l'allongement de la durée de cotisation prévue par la réforme Fillon-Sarkozy (en 2023 Macron/Borne ne font donc qu’accélérer Touraine/Hollande, qui eux-mêmes copient Fillon/Sarkozy !). Y était ajouté … un compte de pénibilité pour 2015 … critiqué pour sa complexité excessive : ouf !

Quant à l'âge d'annulation de la décote (5 % en moins par annuité manquante), il reste fixé à 67 ans ... contrairement aux promesses de campagne !

En bref : "il faut que tout change ... pour que rien ne change" ! (Guiseppe Tomasi de Lampedusa)

Ce fut un long voyage...

Ce fut un long voyage...

Et si l'on concluait (positivement) sur le particularisme d'Alsace-Moselle ?

Lointain héritier du sytème du "Sozial Staat" mis en place sous Bismark (1883-1889), le RLAM (Régime Local d'Assurance Maladie) est un exemple particulièrement probant de la puissance de l'autogestion "ouvrière" en matière de protection sociale.

Cantonné à l'assurance maladie, il ne remplit toutefois qu'une fonction de "complémentaire santé". Il permet ainsi de ramener le "ticket-modérateur" de 30% à 10%, sur les soins de ville, l'hospitalisation (remboursée à 100%, de même que le forfait journalier) et les médicaments. Grâce au RLAM, les assurés sociaux d'Alsace et de Moselle ne payent donc que les 10% restants. Le tout pour une cotisation modique de ... 1,3% du salaire brut depuis le 15 avril 2022 (le salaire étant toutefois "déplafonné"). Outre le fait que les ayant-droits sont nombreux et variés, même s'ils ne cotisent pas temporairement (comme les chômeurs, par exemple, ou les enfants étudiants jusqu'à 24 ans. Sont également concernés les travailleurs frontaliers, moyennant cotisation bien entendu), c'est la troisième fois que le taux de cotisation diminue, le plus élevé n'ayant été que de 1,75%. Pour ces 3 départements le RLAM couvre près de 2,1 millions de bénéficiaires, dont près de 1,6 million "assurés" (75%) et 523 000 "ayants droit" (25%).

La particularité du RLAM : il est géré exclusivement par les salariés-assurés puisque les cotisation sont exclusivement "salariale". Des bénévoles fort efficaces puisque ils n'ont jamais été contraints de réhausser ce taux, les comptes étant toujours "à l'équilibre", voire excédentaires sur le long terme. 99% des charges (475 millions d'Euros en 2021) servent donc à financer les dépenses de santé des assurés, qui s’élèvent en moyenne à 218€ par personne (toujours en 2021). Comme les produits (recettes) se sont élevé la même année à 538,4 millions d'Euros et que l'excédent était structurel, le CA a décidé d'abaisser une nouvelle fois le taux de coitisation, à 1,3%. Bel exemple d'autogestion salariée et parcimonieuse ... puisqu'elle ne "coûte" que très peu en frais de fonctionnement.

Alors, pourquoi ne pas revenir aux principes d'autogestion de "La Sociale" des décrêts d'octobre 1945, pour l'ensemble du territoire français et ... dépasser l'exemple d'Alsace-Moselle en remontant le remboursement pour l'ensemble des soins de santé à 100% ?

C'est possible, c'est une question de volonté politique, et cela passe certainement par la remise en cause de toutes ces contre-réformes qui n'ont eu pour but que de raboter le sytème pour le privatiser ... lentement ! Il faut en premier lieu supprimer tous les "plafonds", comme le fait le RLAM !

Bref : il faut que tout change mais ... dans le bons sens ... pour le Peuple et non pour les financiers !

Sans concession !

Sans concession !

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