De Schiltigheim à Bruxelles : la concurrence ferroviaire et ses ravages
Rarement, la salle publique de la Mairie de Schiltigheim n’avait connu une telle affluence ce mercredi 1 mars 2023. Prés de 300 personnes ont bravé le froid pour participer à une réunion publique au sujet de l’installation d’un centre de maintenance ferroviaire sur le ban communal.
Très rapidement, la réunion a échappé au contrôle des organisateurs c’est à dire Danielle Dambach, Maire de Schiltigheim et de Thibaud Phillips, Vice-Président "Transports et Mobilités" de la région Grand Est. Un mur d’incompréhension se faisait jour entre les initiateurs de la rencontre et le public. Ainsi, après une demie heure d’exposés lénifiants des agents de la Région Grand-Est et de la SNCF, des protestations ont fusé de la salle « C’est de l’enfumage. Nous voulons parler de ce qui va se passer pour nous. Le bruit la nuit, les moteurs qui tournent, les odeurs, l’éclairage permanent ».
La raison de l’exaspération de la grande majorité des participants venait du malentendu sur l’objet de la rencontre. Pour s’en persuader, la comparaison de l’annonce de la réunion sur le site de la mairie et le tract du collectif d’associations invitant les habitants à se mobiliser est édifiante. Qu'on en juge ...
Pour la ville de Schiltigheim
Voici en comparaison la reproduction du tract du collectif d’associations appelant à cette réunion :
Ce qui saute aux yeux à la lecture de l’annonce de la mairie, c’est qu’il n’est nullement mentionné la création d’un centre de maintenance ferroviaire. Il est seulement question de l’impact du REMe sur le ban communal de Schiltigheim. Une telle omission explique largement la réaction courroucée des intervenants qui étaient venu pour s’opposer à ce projet d’installation engendrant de réelles nuisances dans un environnement urbain dense. D’autant plus que, dans son explication du choix du site de maintenance, le représentant de la SNCF n’a avancé que des critères techniques, occultant totalement l’impact sur les conditions de vie des populations.
Cependant, l’élément marquant de cette réunion c’est la confirmation que ce projet de création d’un centre de maintenance ferroviaire s’inscrit dans la politique d’ouverture à la concurrence des lignes transfrontalières France – Allemagne, "ouverture" décidée par le Conseil Régional Grand-Est le 20 juin 2019 dans le cadre du règlement (CE) n°1370/2007 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2007 relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route.
Rien ne semblait pouvoir enrayer cette logique infernale d’installation de ce centre de maintenance, de par l’absence d’information par les autorités publiques. Ce n’est qu'à la suite d'une mobilisation des riverains et d’un collectif d’associations qui ont eu vent de ce projet en juin 2022, que la ville de Schiltigheim et le Conseil Régional ont dû organiser une réunion publique pour le 1er mars 2023. Prenant la mesure de l’opposition générale de la salle, Thibaud Philipps (LR), vice-président de la Région Grand Est chargé des transports, s’est résolu à déclarer : « Nous allons réévaluer les impacts pour les habitants. Si cela représente trop de contraintes, je ferai le nécessaire pour trouver un site alternatif qui représente moins de nuisances pour les riverains ».
Cependant, au regard de la dernière séance du Conseil Régional du 24 mars 2023, la plus grande vigilance est de mise. En effet, dans le rapport de la délibération figurait initialement la validation du site de Schiltigheim-Bischheim. Suite aux diverses pressions exercées, Thibaud Philipps a fait modifier le texte de la délibération pour que soit ôtée toute référence à un lieu d’installation.
Mais les défenseurs de ce site n’ont pas désarmé, utilisant des arguments les plus spécieux, le plus étonnant étant celui de la création d’emploi. Selon leurs dires, refuser ce centre de maintenance, ce serait renoncer à une centaine d’emplois sur Schiltigheim, ou Bischheim. Un tel argument ne tient pas compte des zones d’emploi définies par l’INSEE à savoir « Une zone d'emploi (2010) est un espace géographique à l'intérieur duquel la plupart des actifs résident et travaillent et dans lequel les établissements peuvent trouver l'essentiel de la main d'œuvre nécessaire pour occuper les emplois offerts ». D’autant que, en cas de site alternatif, il sera nécessairement implanté dans l’agglomération strasbourgeois.
Au-delà de la mobilisation citoyenne, il convient de revenir sur la logique à l’œuvre dans ce dossier. Interrogeons-nous sur les arguments des partisans de l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire qu’ils jugent globalement positive ? Mais tout d’abord, voyons le calendrier et les modalités qui ont mené à la décision d’implanter le centre de maintenance à Schiltigheim.
Au niveau national, l’ouverture à la concurrence des services domestiques de transport ferroviaire de voyageurs résulte de la loi n° 2018-515 du 27 juin 2018, dont l’objectif est la mise en place d’un nouveau pacte ferroviaire achevant le processus de libéralisation de ces services à l’échelle européenne. Cette loi est la transposition de la directive 2012/34/UE du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 établissant un "espace ferroviaire unique européen", qui définit les grands principes suivants :
- Il importe d'améliorer l'efficacité du système ferroviaire afin de l'intégrer dans un marché compétitif tout en prenant en compte les aspects spécifiques des chemins de fer.
- Pour rendre les transports par chemin de fer efficaces par rapport aux autres modes de transport, les États membres devraient s'assurer que les entreprises ferroviaires ont un statut d'exploitant indépendant leur permettant de se comporter selon des modalités commerciales et de s'adapter aux nécessités du marché.
Ainsi sont clairement énoncés les dogmes de primauté des "lois du marché" et de l’indépendance des entreprises ferroviaires. Cependant, appliquer les règles de la concurrence à un "monopole naturel" telle que l’est l’infrastructure ferroviaire a obligé la Commission européenne à mettre en place une véritable "usine à gaz", avec les principes suivants :
« L’infrastructure ferroviaire est un monopole naturel et il est dès lors nécessaire d'inciter, par des mesures d'encouragement, les gestionnaires de l'infrastructure à réduire les coûts et à gérer leur infrastructure de manière efficace. »
En effet, concilier l’intégration du transport ferroviaire dans un marché compétitif et les caractéristiques propres à un "monopole naturel" relève de la quadrature du cercle. Rappelons qu’il y a situation de monopole naturel « lorsque la production d’un bien donné par plusieurs entreprises est plus coûteuse que la production de ce bien par une seule entreprise ». Au final, la Commission européenne demande aux États membres d’imposer des mesures d’austérités aux gestionnaires de l’infrastructure qui ont conduit inévitablement au délabrement actuel du réseau ferroviaire en France.
De plus, fidèle à la maxime libérale du "privatiser les bénéfices, nationaliser les pertes", la Commission européenne réclame que les États membres mettent la main au porte-monnaie ... en cas de besoin :
« Pour stimuler la concurrence dans le domaine de l'exploitation des services de transport ferroviaire en vue de l'amélioration du confort et des services rendus aux usagers, il convient que les États membres gardent la responsabilité générale du développement d'une infrastructure ferroviaire appropriée. »
Pour se persuader du caractère doctrinaire et inconséquent du dispositif, il est cocasse de lire dans la directive européenne 2016/2370 du 14 décembre 2016 modifiant celle de 2012/34, les lignes suivantes :
- "La croissance du trafic ferroviaire de voyageurs n'a pas suivi le rythme de l'évolution d'autres modes de transport. L'achèvement de l'espace ferroviaire unique européen devrait permettre aux transports ferroviaires de devenir une alternative crédible aux autres modes de transport. À cet égard, il est essentiel que la législation établissant l'espace ferroviaire unique européen soit effectivement appliquée dans les délais prescrits."
Croire que le trafic ferroviaire allait rivaliser avec les autres modes de transport vu les conditions imposées relève d’une forme d’aveuglement qui laisse pantois. Pourtant, tel était le projet prévu par règlement n° 1370/2007 du parlement européen et du conseil du 23 octobre 2007, relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route :
- "Les études réalisées et l’expérience acquise par les États membres ayant introduit depuis plusieurs années la concurrence dans le secteur des transports publics montrent que, si des clauses de sauvegarde appropriées sont en place, l’introduction d’une concurrence régulée entre les opérateurs permet de rendre les services plus attrayants, plus innovants et moins chers, sans entraver les opérateurs de services publics dans la poursuite des missions spécifiques qui leur ont été imparties. Cette approche a été soutenue par le Conseil européen dans le cadre du processus dit de Lisbonne du 28 mars 2000, qui a demandé à la Commission, au Conseil et aux États membres, eu égard à leurs compétences respectives, d’ « accélérer la libéralisation dans des secteurs tels que […] les transports »."
Le parti pris libéral de la Commission européenne apparaît ici sous une lumière crue. Pour elle, la concurrence dans le transport ferroviaire est vertueuse parce qu’elle permet d’abaisser les coûts des opérateurs et il en résulte mécaniquement un gain d’efficacité qui profite à l’ensemble de la société, notamment, sur le plan environnemental en favorisant un mode de déplacement faiblement émetteur de gaz à effet de serre.
Mais une telle conception ne prend pas en compte la dimension sociale, elle aggrave les disparités territoriales en renforçant les territoires les plus dynamiques. Tout miser sur la compétitivité nuit à la cohésion sociale qui est un facteur essentiel d’efficacité et de résilience sur le long terme.
De plus, la recherche de productivité initiée par la Commission européenne a des conséquences sur les conditions de travail des employés des opérateurs, à l’exemple de la SNCF qui a vu les recrutement hors-statut se multiplier, un accroissement de la précarité des salariés et un recours accru à la sous-traitance.
Toujours est-il que cette croyance dans les vertus de la concurrence pour « permettre aux transports ferroviaires de devenir une alternative crédible aux autres modes de transport » est battue en brèche par l’évolution des parts de marché comme le démontrent les tableaux ci-dessous :
Malgré ces résultats médiocres par rapport aux objectifs que s’étaient fixés la Commission européenne et le bilan négatif de la privatisation du rail du Royaume-Uni débuté en 1993, le président de la République Emmanuel Macron et la ministre auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, chargée des transports Élisabeth Borne présentent un projet de loi pour un nouveau pacte ferroviaire s’inscrivant dans la même orientation. La lecture du Communiqué de presse du Conseil des ministres du 14 mars 2018 est instructive :
Le Gouvernement a annoncé la mise en place d’un nouveau pacte ferroviaire, avec 4 objectifs :
- faire évoluer la SNCF vers une organisation plus efficace et plus unifiée tout en maintenant le caractère public du groupe.
- mettre en place un nouveau cadre pour l’emploi des salariés du ferroviaire.
- améliorer la performance de la SNCF, notamment à travers un nouveau projet stratégique d’entreprise.
- réussir l’ouverture des services domestiques de transport ferroviaire de voyageurs à la concurrence.
La même logique est à l’œuvre, la croyance que l’extension de la concurrence aux trains de voyageurs permettra une meilleure efficacité du système ferroviaire.
En fait, cette politique d’ouverture à la concurrence s’inscrit dans une logique d’accroissement du profit en offrant de nouveaux marchés au système capitaliste. D’ailleurs, la SNCF elle-même s’est pliée à la logique financière, en appliquant depuis 2004 une stratégie de pilotage par produit aboutissant à :
- la disparition de services jugés insuffisamment rentables (suppression des « petites lignes, fermeture de gares et des guichets, …….).
- une réduction de certains services (fret ferroviaire, Intercités, trains de nuit).
- un investissement prioritaire sur des segments à forte valeur ajoutée, notamment dans les Trains à Grande Vitesse.
Et c’est suite à cette loi de 2018 que le Conseil régional Grand-Est, en tant qu’Autorité Organisatrice (AO), a lancé la procédure ouvrant à la concurrence. Il s’agit des lignes Nancy-Vittel-Contrexéville, Bruche-Piémont des Vosges et de sept lignes transfrontalières.
Seules les lignes transfrontalières seront présentées ici, sans aller dans le détail, ce qui serait trop long et fastidieux. En voici les principaux éléments :
- Ouverture à la concurrence de sept liaisons ferroviaires transfrontalières France-Allemagne, par appel d’offre sous la forme d’une concession de service public. Le contrat avec l’entreprise est conclu pour une durée de 15 ans.
- Accord de coopération et de financement a été conclu entre les AO françaises et allemandes le 10 octobre 2019 et un avenant n°1.
- Achat du matériel roulant par la Région pour mise à disposition aux entreprises de 30 trains transfrontaliers Coradia Polyvalent du groupe Alstom pour un montant de 376 339 167 €.
- Conventionnements avec Alstom, constructeur du matériel roulant, par l’intermédiaire de SNCF-Voyageurs, en lien avec la Région Grand Est.
- Mise à disposition de l’exploitant des installations de maintenance nécessaires à l’entretien des matériels roulants, dont la réalisation est en phase d’études.
Ainsi, non seulement la Région doit acheter le matériel roulant et fournir des installations de maintenance pour les mettre à la disposition des entreprises ferroviaires, mais des appels d’offre, des accords de coopération et de financement, des conventions de concession et des contrats d’exploitation sont conclus entre la SNCF, Alstom, les Land de "Rhénanie-Palatinat", de la "Sarre" et du "Bade-Wurtemberg", le groupement "ZSPNV Süd et Nord". Une véritable usine à gaz est ainsi créée, comme le décrit le tableau ci-dessous :
Cette complexité vise à créer artificiellement les conditions d’existence d’une concurrence dans le cas d’un monopole naturel. Une telle complexité est immanquablement source d’incurie, d’instabilité juridique et de coût financier pour les pouvoirs publics au détriment de la qualité du service rendu à l’usager.
Néanmoins, la région témoigne envers et contre tout de la même croyance dans les vertus de la concurrence dans le domaine des transports ferroviaires. Ainsi, peut-on lire dans le Contrat de service public pour la fourniture de services de transport ferroviaire sur les liaisons ferroviaires transfrontalières France-Allemagne que, « Au regard de ces objectifs, la mise en concurrence de services ferroviaires est un des moyens pour développer la politique de mobilité de la Région ». L’objectif est une attribution des contrats à l’été 2023, pour permettre aux exploitants de se préparer au mieux pour un démarrage d’exploitation qui interviendra en décembre 2024.
Pourtant, de nombreuses interrogations demeurent. Par exemple, à la question posée par un conseiller régional lors de la Commission Consultative des Services Publics Locaux du 4 novembre 2021 : « Est-ce qu’il est prévu de ne pas avoir toujours les mêmes arrêts ? Par exemple, avoir quatre ou cinq arrêts qui ne sont pas les mêmes toutes les heures, de façon à offrir une offre plus importante ? Ou une gare pourrait être desservie toutes les deux ou trois heures ? Est-ce que cela rentre dans votre proposition de façon à desservir un peu mieux le territoire ? Puisque le but de développer le ferroviaire est de développer au maximum le territoire » ?
La réponse de Adeline DIEBOLD, Directrice adjointe SNCF Cheffe de Service - Site de Strasbourg - Direction Mobilités est sidérante : « Dans l’idéal, vous avez raison, il faut avoir les deux services pour satisfaire la majorité des usagers. On fait ce qu’on peut et on essaye de s’adapter. ». De tel propos rappellent ceux tenus par la direction régionale de la SNCF lors du lancement du Réseau express métropolitain européen, en décembre 2022, et dont on connaît le fiasco retentissant !
Et bien d’autres questions subsistent, comme la tarification, le lien entre les liaisons transfrontalières et le Réseau Express Métropolitain Européen (REMe)...
De plus, l’ouverture à la concurrence des liaisons de Transport Express Régional s’inscrit dans la même logique que celle des TGV. Elle s’opère par ligne et non par réseau, empêchant une péréquation entre les lignes déficitaires et bénéficiaires, au service d’une desserte répondant aux besoins des usagers.
A l’heure de l’urgence climatique, nous proposons d'appliquer sans tarder le programme « l’Avenir en Commun ». Celui-ci considère que seule une planification peut permettre une bifurcation dans le secteur des transports, le plaçant à l'exact opposé du modèle du "laisser-faire, laisser-aller" … cher aux néo-libéraux !
Par ailleurs, le livret thématique « Pour des mobilités durables et accessibles » (https://melenchon2022.fr/livrets-thematiques/transports/) précise les nombreuses propositions permettant de construire un cadre d’organisation des transports répondant aux enjeux sociaux et écologiques donc, prioritairement, aux besoins des gens !