Palestine, 7 octobre 2023 : la dernière guerre ? (Partie 3)
Question subsidiaire, mais non moins importante : peut-on retenir un acte de naissance de la Palestine ?
Dans "La Palestine expliquée à tout le monde" (Seuil, édition de poche, septembre 2013), Elias Sambar tente de situer la naissance de la Palestine sur l’axe des temps.
« L’histoire de la Palestine pourrait débuter avec Canaan ou la Bible, la conquête romaine ou les évangiles, les Byzantins ou la conquête arabe, les croisades ou Saladin, ou encore l’empire Ottoman etc. On peut aussi avancer qu’elle ne peut être saisie qu’à travers les 3 religions monothéistes (judaïsme, christianisme, Islam). On peut encore l’aborder à partir du conflit permanent entre la vallée du Nil et celle de l’Euphrate, entre deux grandes civilisations, l’Egypte pharaonique d’un côté, Sumer et Babylone de l’autre. Toutes ces entrées sont possibles pour raconter la Palestine. Mais toutes disent aussi que les ʺcommencementsʺ, au sens de l’instant zéro, n’existent pas en réalité.» (Elias Sanbar, op. cit. : Introduction, page 9)
Poète, historien et écrivain né le 16 février 1947 à Haïfa (donc peu avant la naissance de l’Etat d’Israël proclamée unilatéralement le 15 mai 1948), Elias Sambar connaît intimement l’exil. Comme 800 000 palestiniens arabes, expulsé de Haïfa avec ses parents à l’âge de 14 mois, il doit rejoindre le Liban. La ville de Haïfa est devenue israélienne à partir de 1948 (alors qu’elle comptait encore plus d’un tiers de palestiniens musulmans contre 47% de juifs et que, pour leur grande majorité, ces derniers n’étaient arrivés que depuis le mandat britannique de 1920, immigrés récents faisant gonfler la population totale de la ville à 145 000 habitants, contre 20 000 en 1914).
Aujourd’hui ce Liban est, une fois de plus (cf. la guerre précédente, de 2006), le second théâtre de combats entre l’État d’Israël et les Palestiniens. Mais ce nouveau théâtre des opérations de l’armée d’Israël entraîne toute la population et la fragile stabilité politique du Liban dans une spirale destructrice.
« Je veux parler de la Nakba de 1948, quand ma mère me porta vers un exil que mes parents pensaient de courte durée. C’était un matin d’avril 1948, j’avais 14 mois, 76 ans déjà » (Elias Sanbar, introduction à « La dernière guerre ? Palestine, 7 octobre 2023 – 2 avril 2024 » ; Tracts Gallimard N° 56, avril 2024, page 3).
Bien plus tard, Elias Sanbar est devenu ambassadeur de Palestine, représentant permanent de la Palestine auprès de l’UNESCO. Il est également l’auteur du "Dictionnaire amoureux de la Palestine" (Ed. Plon, 2010).
Comme nombre d’auteurs (ou militants) critiques du sionisme (dont Shlomo Sand et Pierre Stambul : cf. plus loin), Elias Sanbar rejette la « thèse chère à certains israéliens qui, soucieux de prouver que les palestiniens n’existaient pas avant 1948, affirment que la Palestine arabe est née en réaction à la naissance de l’État israélien. |Or] La Palestine c’est également, à cette période, l’histoire des ʺGens de terre sainteʺ, un peuple qui possède sa culture, sa conscience identitaire, ses socialités propres, sa mémoire collective, ses réseaux de pouvoir, qui sait qui il est, même s’il ne dispose pas encore d’un appareil d’état au sens moderne de l’expression. (Elias Sanbar, La Palestine expliquée à tout le monde, op. cit. pages 11) […]
« Les Ottomans ont recensé la population de leur empire. [Pour des raisons fiscales, chères à l’empire ottoman] ils recensent leurs ʺfoyers fiscauxʺ, en ʺfeuxʺ, c’est-à-dire en maisonnées imposables. Nous disposons ainsi, ville par ville, d’une estimation des communautés de chaque province. Preuve indéniable donc de la présence de Palestiniens juifs en Palestine.
Advient le mandat britannique [mandat octroyé par la SDN à dater de 1920], et voilà que les Anglais, dans leur vision d’une Palestine ʺnaturellement, communautairementʺ divisée, condition indispensable à leur rôle d’arbitre, imposent une nouvelle nomenclature. En 1922, le premier recensement fait état d’une population de 757 182 habitants, dont 78% de musulmans, 11% de juifs et 9,6% de chrétiens.
Les Palestiniens sont donc saisis d’entrée de jeu en termes communautaires et les Palestiniens juifs envoyés d’emblée dans la case réservée aux ʺimmigrants juifsʺ. Ainsi, par une sorte de tour de passe-passe démographique, les Palestiniens juifs ont perdu de fait leur appartenance à leur société réelle, la société arabe palestinienne ». (La Palestine expliquée à tout le monde, ibid. pages 23/24)
Consignée par les comptes démographiques de l’occupant britannique, voici donc une réalité qui démystifie le slogan sioniste repris depuis lors par l’Etat d’Israël (état créé par la force en 1948 et proclamé, unilatéralement par Ben Gourion le 15 Mai 1948), d’« une terre sans Peuple pour un Peuple sans terre ».
La Palestine n’a jamais été un désert, vierge de présence humaine, quand bien même elle ne fut jamais un état indépendant au sens moderne du terme, passant de province de l’empire ottoman (depuis 1517) à territoire sous tutelle (« mandat britannique ») en 1920. Occupé par une population composite en termes de « communautés religieuses », le territoire palestinien a longtemps été colonisé par des puissances extérieures : empire Ottoman 4 siècles durant, puis empire britannique depuis la fin de la première guerre mondiale suite à la défaite de l’empire ottoman et à son effondrement. Un « mandat » de la SDN qui validait en fait des tractations opérées dès le mois de juin 1916 entre français et britanniques dans un hôtel de l’Avenue de l’Opéra, à Paris, où ils « se retrouvent secrètement pour le partage du butin » (Elias Sanbar, op. cit. p.16). Des tractations qui aboutissent à un dépeçage du Moyen-Orient, véritablement « marchandé » entre Mark Sykes, Ministre des affaires étrangères britanniques, et le diplomate français, François Georges-Picot, un « partage qui sera entériné dans le cadre d’un mandat de la SDN en 1920 » (ibid. p. 17).
Tels sont les ʺaccords Sykes/Picotʺ : « Au bout du compte, le Liban et la Syrie actuels échoient à la France, l’Irak, la Palestine et ce qui deviendra la Jordanie, mais qui s’appelle alors la ʺTransjordanieʺ, seront le lot des Britanniques » (ibid. p. 17). Ajoutons que sur les 1 400 000 palestiniens dénombrés en 1948 sur ce territoire de la ʺPalestine mandataireʺ, 151 000 ayant échappé à l’expulsion demeurèrent dans ce qui devint l’état d’Israël mais « qui n’est plus le leur et 450 000, les habitants de la Cisjordanie et de Gaza, ne sont pas déplacés mais détachés de leur patrie » (ibid. p. 29).
Enfin, fait suite à ces « accords » ʺla déclaration Balfourʺ du 2 novembre 1917. Une « déclaration » qui n'est toutefois qu'une simple « lettre ouverte », adressée à Lionel Walter Rotschild (personnalité de la communauté juive britannique et financier du mouvement sioniste), aux fins de retransmission à la « Fédération sioniste ». Une déclaration qui stipulait pourtant que « ce projet [d’établissement d’un foyer juif en Palestine] ne devra pas porter atteinte aux droits civils et religieux des communautés non juives présentes sur le territoire, ni aux droits ou au statut politique des Juifs dans les autres pays. » (en gras : c'est nous qui surlignons)
Il faut insister sur ce fait que, pour les Palestiniens d’avant ʺle mandat britanniqueʺ, la terre sainte… « C’est l’un des fondements de leur identité. Ils sont certes musulmans, sunnites ou druzes, chrétiens de diverses communautés, juifs, mais tous se vivent comme ʺles gens de Terre sainteʺ, c’est-à-dire les enfants d’une terre réceptacle des trois monothéismes, les dépositaires des trois messages réunis. Ce qui déterminera d’ailleurs leur relation particulière au religieux et fera que la coexistence des religions en Palestine sera très particulière, structurellement plurielle.
Car les Palestiniens ne sont pas comme les autres peuples le produit de leur seule histoire, mais les gardiens d’une terre qui ne ressemble à aucune autre. Chacun appartient bien à sa religion, mais chacun en partage la conviction profonde et ancienne d’être le dépositaire de tout ce qui s’est passé dans ce lieu. Le rapport aux religions passe donc non par les dogmes mais par l’espace, la géographie : c’était là et nous sommes de là […] Dès lors, fait unique, ce n’est pas la croyance qui fait le lien entre les ʺgens de la Terre sainteʺ, mais le ʺlieu de la croyanceʺ en quelque sorte. [...]
On peut ainsi apprécier à quel point le mouvement sioniste a frappé une intimité profonde, dès lors qu’il a affirmé que cette terre était exclusivement juive.
De même, prétendre aujourd’hui à la façon des fondamentalistes que la Palestine serait exclusivement musulmane ou chrétienne est douloureux pour la majorité des Palestiniens, pétris, d’une génération à l’autre, de leur belle pluralité ». (Ibid. Pages 21, 22)
(Cf : Deux Peuples pour un Etat ? Relire l’histoire du sionisme, Shlomo Sand, Seuil, coll. La découverte des idées, janvier 2024, 243 pages, 21€ ; traduit de l’hébreu par Michel Bilis)
« Comme l’on sait, la principale affirmation de Jabotinsky : ʺje n’ai pas d’autres paysʺ ne suffisait pas à justifier moralement la colonisation sioniste et sa ʺmuraille d’acierʺ. D’où le recours croissant au mythe de l’exil et du retour vers la ʺterre des ancêtresʺ après 2000 ans d’errance, jusqu’à ce qu’il devienne la doxa du sionisme laïque, le présentant comme un fait historique authentique.
Dans l’Europe de la première moitié du 20ème siècle, le nationalisme est encore à son apogée. Les Allemands sont persuadés d’être les descendants des tribus teutonnes, tout comme les français sont convaincus d’avoir pour ancêtres les Gaulois, qui ont combattu contre les légions romaines de Jules César, dont les Italiens se croient les héritiers directs. La formation de la conscience nationale a partout éprouvé le besoin d’une ʺorigineʺ et de beaucoup d’ ʺhistoireʺ. Les sionistes ne constituent donc pas une exception dans leur capacité à imaginer une généalogie au long cours. Ils ont entrepris de construire la ʺterre des ancêtresʺ en s’appuyant sur les récits de la Bible transformés en ʺfaits historiquesʺ, appelés à devenir une matière pédagogique érigée en enseignement obligatoire dans toutes les écoles israéliennes. » (Shlomo Sand, op. cit. pp.14/15)
Une des figures de proue du mouvement sioniste des années 1920 et fondateur d'un courant qui se dénomme lui-même "révisionniste" (comme nous l'avons déjà relevé dans la partie précédente, le sionisme a connu plusieurs scissions), « Vladimir Jabotinsky a toujours été attiré par les régimes autoritaires. Et le père de Benyamin Netanyahou a été secrétaire de Jabotinsky ». (Cf. Pierre Stambul, Contre l’antisémitisme et pour les droits du peuple palestinien, Ed. Syllepse, 2021, pp. 42-44). La précision historique concernant l'inspiration idéologique éventuelle de l'actuel Premier ministre de l'État d'Israël n'est donc pas inutile ... quand bien même nous n'ignorons pas que les enfants ne sont pas responsables des engagements ou orientations de leurs parents.
Pendant la révolution russe, Jabotinsky soutient le dirigeant contre-révolutionnaire ukrainien Petlioura. Les troupes de celui-ci ont pourtant commis des massacres systématiques contre les juifs. On évalue à 60 000 morts le bilan de ces massacres.
Quand Mussolini prend le pouvoir en Italie, Jabotinsky trouve un allié. Les premiers contacts entre les révisionnistes et les fascistes datent de 1932 […] Mussolini s’est montré enthousiaste et s’est livré à Nahum Goldman, fondateur du Congrès juif mondial, en 1934 : ʺPour que le sionisme gagne, vous avez besoin d’un état juif et d’une langue juive. La personne qui comprend cela, c’est votre fasciste Jabotinskyʺ. Le même Mussolini s’alliera au nazisme en 1936 et finira par promulguer et appliquer des lois anti-juives » (Op. cit. p. 43).
Pierre Stambul relève enfin que, si ce courant « révisonniste » initié par Jabotinski dans les années 1920 a longtemps été minoritaire (jusqu’en 1977) il se révèle aujourd’hui largement majoritaire.
Chacun aura enregistré le chiffre répété à l’envi, sur toutes les ondes : 2,2 millions de Gazaouis prisonniers sur une étroite bande de terre de 360 Km², soit 41 Km de long pour une largeur de 6 à 12 Km, totalement entourée de murs réputés infranchissables ("muraille d'acier") … jusqu’au 7 octobre 2023. Une prison à ciel ouvert, à comparer aux 20 à 22 000 Km² de l’état d’Israël peuplé de 10 millions de résidents. Soit une densité 12 à 13 fois plus forte à Gaza ! Une étroite bande de ruines (et de trous de bombes) aujourd’hui, pour plus de 70% de sa surface.
Mais qui peut dénombrer de manière approximative, sinon exhaustive, l’effectif réel de cette population palestinienne privée d’état et en perte de tout, jusqu’à sa terre ? Elias Sanbar tente ce dénombrement dans un bref fascicule (La dernière guerre ? Palestine, 7 octobre 2023, Tracts Gallimard, 2 avril 2024, pages 14 et 27).
« Le gouvernement israélien actuel et, à de rares exceptions la société aussi, ne font aucun mystère de leur désir de voir les 3 250 000 Palestiniens de Cisjordanie [que les autorités israéliennes dénomment ʺdistrict de Judée-Samarieʺ] et de Jérusalem-Est, les 2 200 000 Palestiniens de la bande Gaza et jusqu’aux 2 000 000 Palestiniens citoyens d’Israël, rejoindre leur 6 500 000 concitoyens ʺréfugiésʺ (Cf. p. 14). […] « Aujourd’hui, les réfugiés palestiniens enregistrés dans les registres de l’UNRWA [...] sont près de 6,5 Millions [Cf. p. 27] [contre 800 000 en 1948, chassés de leurs terres et villages « entre le 29 novembre 1947 et le 14 mai 1948, soit de l’adoption du plan de partage de la Palestine à la proclamation de l’Etat d’Israël, [par une] une guerre [qui] oppose le Peuple de Palestine à une communauté juive, pas encore israélienne. » (ibid. p. 8).
La cause première de ces 800 000 réfugiés (devenus 6,5 millions) ? Ce sont bien les 418 localités palestiniennes rasées au lendemain de 1948 (pour sa part, Ilan Papé en comptabilise 500 : cf. ci-dessous), qui justifient que les palestiniens qualifient cette période de « Désastre » ou « Al Nakba ».
Le ʺplan de partageʺ de l’ONU daté du 29 novembre 1947 n’est-il pas en cours de réédition, voire d’achèvement aujourd’hui, jusqu’à l’effacement de la Palestine, tant en Cisjordanie qu’à Gaza ? Cette terre de Cisjordanie que les Israéliens refusent d’appeler Palestine, imposant leur « district de Judée-Samarie » pour désigner les territoires palestiniens occupés, colonies israéliennes illégales au regard du droit international ... et du « plan de partage » de 1947.
C’est le pas que n’hésite pas à franchir Ilan Papé dans la nouvelle édition (avril 2024) de son ouvrage « Le nettoyage ethnique de la Palestine » (1ère édition, 2006, ʺLa Fabriqueʺ éditions). Sans ambages, il sous-titre un paragraphe de son avant-propos : « Une nouvelle Nakba : octobre 2023 » (Cf. pp.13-14). Reproduisons son raisonnement :
« Deux récits concurrents ont accompagné l’attaque du Hamas le 7 octobre dans le sud d’Israël et la réaction génocidaire d’Israël à cette attaque. Les israéliens ont insisté sur le fait que l’attaque venait de nulle part et qu’elle avait été provoquée par l’Iran et par la nature antisémite du Hamas, qui incarne selon ce récit un mélange de nazisme et de fondamentalisme islamique.
L’autre récit, porté entre-autres par le secrétaire général des Nations-Unies, tenait à contextualiser historiquement l’attaque du Hamas – et j’ajouterais que la réaction israélienne demande aussi à être contextualisée.
Le contexte historique remonte au nettoyage ethnique de 1948 et même au-delà. Ce récit commence par observer que le sionisme est un mouvement de colonisation qui, comme d’autres mouvements de ce type, visait à éliminer les indigènes afin de construire un État pour les colons qui, bien souvent, comme dans le cas du sionisme, venaient d’une Europe qui les chassait ou ne voulaient pas d’eux.
En tant que mouvement politique, le sionisme a attendu 1948 pour faire passer l’élimination des indigènes palestiniens au stade supérieur – en chassant la moitié d’entre eux hors de Palestine, en démolissant la moitié de leurs villages (500 villages) et en détruisant la plupart de leurs villes. […] Les derniers réfugiés ont été chassés des villages qu’Israël a détruits, brulés et démolis en 1948. Ces villages étaient très proches de la bande de Gaza et c’est sur leurs ruines qu’un certain nombre de colonies attaquées par le Hamas le 7 octobre 2023 ont été construites.
La Nakba continuelle – l’expulsion de 1967 (qui n’a jamais réellement cessé depuis), le régime militaire sévère et l’occupation qui a pris un tour particulièrement cruel à partir de 2020 et le siège inhumain de la bande de Gaza commencé en 2007 – sont les éléments de contexte historique qui expliquent à la fois l’action du Hamas et la réaction israélienne (qui était moins une réaction qu’une intensification, comme en 1948, du nettoyage ethnique dans la bande de Gaza et, à une moindre échelle, en Cisjordanie – au prétexte de l’attaque du Hamas). »
Elias Sanbar dénombre donc 14 millions de Palestiniens à la fin de l’année 2023 (La dernière guerre ? Palestine, 7 octobre 2023, p. 34), dont les près de 6,5 Millions de réfugiés. On mesure l’enjeu démographique (à peine masqué) dans ce conflit en mettant face à ces premiers les 10 millions de citoyens israéliens … dont 2 Millions (soit 20%) de ʺPalestiniens citoyens d’Israëlʺ.
Vu sous cet angle, la question posée par le Monde Diplomatique de novembre 2024 semble pertinente … et, hélas, dramatique : Quel avenir pour les Palestiniens ? Au vu des pratiques de l’armée de l’état d’Israël, actions de nettoyage ethnique bien réelles et assumées par le pouvoir politique actuel, la réponse ne peut guère être optimiste. C’est bien la ʺdoctrine Dahiyaʺ qui est en mise en œuvre … et rien ne permet de penser qu’elle va être abandonnée par le gouvernement de Benyamin Netanyahou.
Or cette doctrine consiste à « infliger des pertes et dommages disproportionnés à l’environnement de la force ennemie, incite au crime de guerre puisqu’elle appelle ouvertement à s’en prendre aux civils. Elle avait déjà été appliquée à deux reprises à Gaza, en 2008-2009 et 2014, après sa mise en œuvre au Liban en 2006 dans la banlieue sud de Beyrouth (Cf. Gilbert Achcar, professeur à l’Ecole des études orientales et africaines de l’Université de Londres, Le triomphe sanglant de Benyamin Netanyahou : Le Monde diplomatique, novembre 2024, pp. 14-15. Renvoi y est également fait à un premier article de juin 2024 : Quel avenir pour Gaza ?).
Pire, « le gouvernement israélien a voté à une écrasante majorité, lundi 28 octobre [2024], en faveur d’un projet de loi interdisant les activités en Israël de l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) » (https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20241029-isra%C3%ABl-vote-une-loi-interdisant-les-activit%C3%A9s-de-l-unrwa-toll%C3%A9-international)
Créé en 1949, l’UNWRA est l’Office de secours et de travaux des Nations-Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East), une "agence de l’ONU" exclusivement dédiée aux réfugiés palestiniens. En 2017, elle « dispensait ses services dans 59 camps répartis entre la Cisjordanie, la bande de Gaza, la Jordanie, le Liban et la Syrie », pour un total de près de 6,5 millions de réfugiés, dont 2 200 000 en Jordanie et près de 500 000 au Liban. À Gaza, 75% des 2,2 millions de ʺrésidantsʺ jouissent ainsi du statut de "réfugié palestinien" (C'est nous qui surlignons).
L’UNRWA est la plus importante agence des Nations unies, « employant un personnel de l’ordre de 27 000 personnes, dont 99% sont des réfugiés ou leurs descendants des guerres de 1948 et 1967 ». (La dernière guerre, ? Elias Sanbar, op. cit. pp. 27-28). Sanbar relève que l’UNRWA est « aussi la seule agence de l’ONU dont le mandat se perpétuera tant que le retour n’aura pas trouvé d’application. Il en découle que la poursuite des activités de l’UNRWA est, de fait, une preuve permanente de la persistance du ʺDroit au Retourʺ [résolution 194 de l’ONU, du 11 décembre 1948]. On comprend pourquoi Israël est en quête depuis 1950 de l’abolition du Droit au Retour et demande régulièrement la suppression de l’UNRWA ».
Ajoutons enfin le cri d’indignation exprimé dès 1982 par Emmanuel Levinas, repris en exergue par Charles Enderlin dans son ouvrage « Israël. L’agonie d’une démocratie » (Seuil, Libelle, septembre 2023, 4,90€) : « Se réclamer de l’holocauste pour dire que Dieu est avec nous en toutes circonstances est aussi odieux que le ʺGott mit unsʺ qui figurait sur les ceinturons des bourreaux » (Emmanuel Levinas, le 28 septembre 1982, après les massacres de Sabra et Chatila à Beyrouth).
Et laissons Ilan Papé conclure sur ce point … de manière peu optimiste !
« Ce qui va se passer à Gaza une fois que les opérations militaires auront cessé n’est absolument pas clair, y compris peut-être pour les israéliens eux-mêmes. Il semble que les responsables israéliens souhaitent annexer une partie de la bande de Gaza, concentrer les Palestiniens dans un espace encore plus densément peuplé et y imposer une réalité similaire à celle qui existe dans plusieurs parties de la Cisjordanie. L’avenir nous dira si cette stratégie fonctionne. Si c’est le cas, cela peut aisément conduire à d’autres soulèvements qui peuvent tourner à la guerre régionale.
Cela suppose l’emprisonnement perpétuel de millions de Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, mais dans des conditions encore plus dures et inhumaines. » (Ilan Papé, « Une nouvelle Nakba : octobre 2023 », Avant propos à Le nettoyage ethnique de la Palestine, op. cit. pp.14-15)
La question de l’avenir de la région et du statut des ʺcitoyensʺ qui l’habitent aujourd’hui est tout aussi inquiétante pour les Israéliens, bien entendu.
Dans « Israêl, l’agonie d’une démocratie » (Ed. Seuil coll. Libelle, septembre 2023), Charles Enderlin dénonce la sévère pente antidémocratique prise par l’Etat d’Israël. Une altération inquiétante de son caractère démocratique qui s’accompagne d’un racisme anti-arabe exacerbé mais qui, comme le souligne Sylvain Cypel dans « l’État d’Israël contre les juifsʺ (La découverte, février 2020), s’alourdit maintenant d’un racisme anti-noirs. Un phénomène inédit jusqu’il y a peu, tant les arabes focalisaient toute l’attention des racistes (Cf. S. Cypel, chapitre 4 : « Ils ne comprenne pas que ce pays appartient à l’homme blanc », sous-titré : « Une idée émergente : la pureté raciale », p. 107). Benyamin Netanyahou lui-même qualifiait dès 2012 les immigrés demandeurs d’asile en provenance d’Afrique "d’infiltrés", au nombre de « 60 000 qui seront bientôt 600 000 et constitueront une négation de l’État d’Israël comme état juif et démocratique » (citation extraite d'un article de Harriet Sherwood, "The Gardian", 20 mai 2012 : rapporté par S. Cypel p. 109).
Après le rejet des "infiltrés palestiniens", ceux qui ne cessent de revendiquer depuis la Nakba leur "droit au retour", voici donc les infiltrés noirs accusés, en Israël comme ailleurs, de tous les maux parce que souvent ʺsans-papiersʺ.
Alors que parmi les 180 000 à 200 000 immigrés que compte Israël, seuls 40 000 sont ʺréfugiés africainsʺ et ʺsans-papiersʺ, quand la plupart de ces 200 000 immigrés que compte le pays sont des Asiatiques et des Européens de l’Est, dont une majorité est, elle aussi composée de ʺsans-papiersʺ. D’autant que 72% de ces sans-papiers africains résidant et travaillant en Israël sont des Érythréens, qui sont plus souvent chrétiens que musulmans, qu’ils comptent également une forte proportion d’animistes, comme les soudanais (20% des sans-papiers ; Cf. Sylvain Cypel, op. cit. pp. 106-107.
S. Cypel relève à ce propos la profonde « ignorance de l’auteur de ces propos », « le Ministre de l’Intérieur du gouvernement Netanyahou [de 2012], Eli Yichaï, membre du parti religieux Shas (ultra-orthodoxe séfarade) [propos tenus dans] une interview au journal Maariv » … de surcroit « dans un pays supposément démocratique » : op. cit. p. 105 et 106).
Rien d’étonnant dès lors que se soient développés dans l’inconscient collectif des israéliens des « Liens avec les ʺsuprémacistesʺ blancs » (Cypel, op. cit. pp. 113-118) et que « la quête du gène juif » (ibid. pp. 119-125), comme marqueur ʺincontestableʺ de cette judéité, rencontre un écho favorable dans une part croissante de la population (juive, bien entendu) de ce pays.
Un pays conquis par la force, certes, et déclaré unilatéralement en 1948 … mais qui affichait encore pour tous ses citoyens (y compris les 2 millions de palestiniens de nationalité israélienne) des principes égalitaires, définis par sa déclaration d’indépendance de 1948 [14 Mai 1948].
C’est sur ce constat d'accélération de la pente antidémocratique autant que de la montée d'un sentiment amplement partagé d'impunité quant aux exactions perpétrées, plus encore dans les "territoires occupés" et face au génocide en cours à Gaza, que s'est construit le mouvement "Boycott-Désinvestissement-Sanction" (B.D.S.).
L'objectif est de propager partout dans le monde la seule arme (non létale !) susceptible de fragiliser le pouvoir israélien dans sa volonté de poursuite des politiques hégémoniques et de négation des droits de l'homme pour les autres peuples (autres que "le peuple élu", quel qu’il soit). Par cette action concertée à l’échelle internationale, il s'agit de reproduire la stratégie qui avait permis d’isoler l’Afrique du Sud d’apartheid, puis de la forcer à mettre fin à ce régime inique et odieux.
A Strasbourg, cela vient de se traduire par une victoire, et non des moindres : "Sciences Po Strasbourg" a voté en C.A. la fin du partenariat avec l’Université israélienne "Reichman" (Cf le communique "BDS 67" du 31.10.2024, dont l’extrait suivant : « Depuis que des universitaires palestinien.nes ont lancé la campagne de boycott culturel en 2024, le boycott universitaire s’est étendu » https://www.bdsfrance.org/victoire-a-strasbourg/)
Des "principes égalitaires" (de la déclaration d'indépendance de 1948) pourtant « mis au rencart » depuis qu’a été déclaré « Israël Etat-nation du peuple juif » lors de l’adoption du « texte voté par la Knesset le 18 juillet 2018 » (Cf. Israêl, l’agonie d’une démocratie, Charles Enderlin, Ed. Seuil, coll. Libelle, septembre 2023, p. 22-23). Ce bouleversement ʺconstitutionnelʺ n’est pas étranger à l’évolution, rapide mais profonde, des mentalités qui prédominent au sein de la société israélienne du fait des principes idéologiques majoritaires, des schèmes clairement d’extrême-droite, qui puisent leurs racines dans une alliance idéologique surprenante des sionistes et des suprémacistes évangéliques nord-américains.
C’est ce que relève Sylvain Cypel dans la conclusion de son chapitre 4 : « On aurait tort de négliger le poids de cette extrême-droite, qu’elle soit laïque ou plus encore mystique, dans l’évolution d’Israël. Ses idées progressent constamment. C’est elle qui charrie au premier chef toutes ces thèses raciales et racistes. Si demain elle venait à accéder au pouvoir – auquel elle a été fortement arrimée sans en détenir encore les principales manettes –, c’est tout le Proche-Orient qui pourrait se retrouver entraîné vers des déflagrations littéralement vertigineuses qui glacent d’effroi par avance » (Israêl, l’agonie d’une démocratie, op. cit. p. 125 : notons que ce diagnostic, prémonitoire, date de … février 2020 !)
« Quand apparaît le protestantisme, la Bible est traduite dans les différentes langues européennes. Ses épisodes et ses personnages entrent dans la vie quotidienne des fidèles. C’est surtout dans les églises évangéliques que va naître une nouvelle théologie […] Dans leur interprétation, Dieu a fait don de la terre d’Israël et de Jérusalem au peuple juif. Les chrétiens sionistes veulent ʺrestaurerʺ les juifs en Terre sainte et les convertir [Tout de même !]. Cette conversion est considérée comme un préalable au retour du Christ et à l’avènement de la fin des temps ». Pour autant, « ces chrétiens sionistes n’aiment pas les juifs réels, au contraire. Pour eux, les juifs qui ne se convertiraient pas doivent disparaître. […]
Plus tard, les dirigeants britanniques Lloyd George et Balfour seront très influencés par les chrétiens sionistes [pourtant antisémites]. Quand il est Premier ministre en 1905, Balfour défend une loi ouvertement antisémite qui vise directement les juifs venus d’Europe de l’Est. En 1917, il signe la fameuse déclaration Balfour qui ʺoffreʺ la Palestine aux sionistes. Il n’y a aucune contradiction.
Pour Balfour, les juifs en Europe sont des parias asiatiques inassimilables semant la terreur à Londres. En partant en terre sainte, ils deviennent des colons européens en Asie pour les services de sa Gracieuse Majesté. » (Cf. Contre l’antisémitisme et pour les droits du peuple palestinien, Pierre Stambul, op. cit. , pp 38-40 ; en gras = passages par nous soulignés).
Le moindre des paradoxes fut donc d'entendre le Ministre de l'Intérieur du gouvernement de Netanyahou [de 2012], Elie Yichaï du parti religieux Schas, déclarer dans une interview donnée au journal Maariv (du 4 juin 2012) : « Les musulmans qui arrivent dans notre pays ne croient pas qu'il nous appartiennent, qu'il appartient à l'homme blanc [... Israël doit se doter de] tous les moyens pour expluser ces étrangers, jusqu'à ce qu'il ne reste pas un seul de ces infiltrés » (rapporté par S. Cypel, L’État d'Israël contre les juifs, op. cit. p.105)
N. B. : Transcription ci-dessous d’une émission diffusée sur France culture le mardi 14 août 2018 (invité, Denis Charbit, Professeur de science politique à l’université libre d’Israël, spécialiste de la société israélienne).
Une loi sans précédent a été adoptée le 19 juillet dernier en Israël. Au sein de la Knesset (le Parlement israélien), les députés ont voté l'adoption de la "loi Etat-nation juif".
Cette loi définit ainsi Israël comme l’Etat-nation du peuple juif, le foyer du peuple juif, où le peuple applique son droit naturel, culturel religieux, historique. [Autre modalité majeure] : le droit à l’autodétermination, c’est-à-dire le droit de choisir leur état et ses modalités, est unique au peuple juif [lui est strictement réservé].
La loi proclame Jérusalem comme capitale « complétée et unifiée » d’Israël. L’hébreu est désormais la langue officielle d’Israël. L’arabe, qui avait un statut égalitaire, aura désormais « un statut spécial », non-défini, bien qu’elle soit présente partout dans le pays (panneaux de signalisation, règlements, documents officiels, etc.
La loi explique également qu'il est désormais « de l’intérêt général de l’Etat israélien à s’engager à encourager et à consolider le développement des communautés et localités juives. »
« Cette "loi Etat-nation du peuple juif" est une loi fondamentale, ce qui peut correspondre à une loi constitutionnelle. Comme l'Etat d'Israël n’a pas de Constitution, le pays fonctionne donc par le biais de "Lois Fondamentales" ».
Ainsi l'on comprend mieux pourquoi dès 2013 Shlomo Sand pouvait publier un ouvrage au titre apparemment provocateur : « Comment j’ai cessé d’être juif ? » (Ed. Flammarion).
Il s’en explique notamment dans cet entretien (La Quotidienne, juillet 2023 : https://laquotidienne.ma/article/info-politique/Shlomo-Sand-juif-Israel), qu’il achève par un propos peu optimiste tout en se défendant d’être fataliste :
« Sans une réelle détermination extérieure, il n’y aura pas de changement en Israël. Ni de paix. Mais si on laisse les Israéliens poursuivre leur aveuglement politique de colonisation, cela mènera à sa propre destruction.
Vous savez, le spectre de la guerre est aussi un leurre. Il n’y aura pas de solution armée à ce conflit. La négociation est la seule voie pour la survie de l’Etat d’Israël » (entretien avec Abdelhak Najib ; en gras par nous souligné).
Les militants de B-D-S ont bien entendu le message !
Comme l’exprimait au micro de France Culture, samedi matin 2 novembre, « Yaël Lerer, éditrice et traductrice franco-israélienne, candidate par ailleurs pour le Nouveau Front Populaire aux dernières élections législatives pour les français de l’étranger » (propos introductif de présentation par Nicolas Herbeux, animateur de l’émission ʺles matins du samediʺ, vers 09h15) :
« On a 15 millions de personnes qui habitent entre la méditerranée et le Jourdain et, soit tout le monde va vivre ensemble, soit tout le monde on va mourir ensemble. On n’a pas d’autre possibilité ! Et maintenant Israël se suicide. Alors il y a des personnes, que je connais, qui disent OK, c’est la fin du sionisme, c’est la fin du colonial.
Non mais ... ça va pas marcher comme ça : Israël se suicide mais avec lui il détruit tout ce qu’il y a autour d’Israël. C’est … si on n’arrête pas, si la communauté internationale continue de rien faire, il n’y aura [plus] rien là-bas, ni Israël ni la Palestine, ni israéliens ni palestiniens, ET … ni libanais, ni jordaniens peut-être ET … évidemment il y aura un impact sur nous ici en Europe. » (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/et-maintenant-le-7-9)
Alors, nous, en France et dans notre belle « Union européenne » … construite pour la paix (c’est bien ainsi qu’elle nous a été ʺ vendueʺ, n’est-ce pas ?), cessons de détourner le regard !
Cessons de nous taire !
Cessons de ne rien faire !
Mobilisons-nous pour la paix, au Proche-Orient comme en Ukraine (et partout ailleurs dans le monde).
Engageons-nous, engagez-vous …
« La paix est le seul combat qui mérite d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. » (Albert Camus, éditorial de « Combat », 8 août 1945 … soit 2 jours après le bombardement de Hiroshima)