Un tramway nommé discorde (3ème partie Tram-nord, un beau projet sur de mauvais rails?)
Enfin, l’arrêté préfectoral portant ouverture d’une enquête publique préalable au projet d’extension du Tram vers le nord de l’agglomération strasbourgeoise est signé. Cette enquête se déroulera du lundi 9 septembre au vendredi 18 octobre. Et au regard des prises de position passées sur ce projet, il ne faut pas être grand clerc pour prévoir qu’elle donnera lieu à des affrontements virulents entre les défenseurs et les opposants. Notamment il faut s’attendre à des passes d’armes entre les acteurs politiques, avec son lot de mauvaise foi et d’outrance. Pourtant, ce dossier mérite un débat public de qualité sur un projet d’intérêt public majeur pour le devenir du nord de l’Eurométropole et de ses habitants. En effet, au-delà du tracé du tramway, il s’agit de réorganiser les lignes de bus, de revoir le plan de circulation pour maîtriser les reports de trafic et de transformer en profondeur l’espace urbain avec l’aménagement de la place de Haguenau, de l’avenue des Vosges, du secteur de la place de la Gare à Strasbourg et de la piétonisation de la route de Bischwiller à Schiltigheim.
Dans un premier article, il est démontré que ce projet ne se limite pas à une simple augmentation de l'offre de transports en commun dans le but de réduire la part modale de l'automobile dans les déplacements. La majorité communautaire de l'Eurométropole de Strasbourg (EMS) se donne les moyens nécessaires de favoriser les transports en commun par la mise en œuvre d'un plan de circulation favorisant les mobilités alternatives à l'automobile, par la modification de la hiérarchie des voies et par la mise en acte d’une politique de stationnement adaptée.
Dans un deuxième article, l’accent est mis sur l’articulation entre les dimensions urbanistiques, environnementales et sanitaires de ce projet. En favorisant un urbanisme qui privilégie la création d'espaces verts, la réduction de la densité automobile et la promotion d'une mobilité durable, il participe à la construction de villes plus résilientes et plus agréables à vivre. Cette approche vise à améliorer le bien-être des populations en réduisant les impacts négatifs de la pollution de l'air sur la santé, tout en répondant aux besoins croissants d'une urbanisation respectueuse des ressources naturelles et des écosystèmes. Le développement des transports publics urbains en site propre dans l’agglomération strasbourgeoise participe de cette prise en compte de la nécessité de réduire les nuisances créées par les véhicules motorisé.
L'objet de cet article portera sur les critères qui ont présidé dans le choix du tracé de la futur ligne de Tram Nord, entre les exigences de performance du réseau de transport et les impératifs d'un urbanisme durable et de lutte contre les ségrégations urbaines. Nous verrons quel arbitrage a rendu la majorité politique de l’EMS entre ces deux catégories de critères. Notamment, nous nous demanderons si ce projet s’inscrit dans une logique de recherche de cohésion sociale, prenant en compte les besoins des populations défavorisées, pour garantir l'intérêt général.
Mais avant de commencer à traiter la problématique, il est utile de revenir sur l’arrêté préfectorale et les conditions de sa signature qui date du 14 août 2024. La lecture de ce document révèle que la demande d’ouverture d’une enquête publique par l’Eurométropole de Strasbourg a été signifié le 23 avril 2024. De plus, nous apprenons que la décision du président tribunal administratif de désigner une commission d’enquête a été prise le 12 juin 2024. Les délais de procédure ne peuvent que laisser songeur sur les intentions de la préfecture. La comparaison avec la même procédure pour le prolongement Ouest de la ligne F du tramway est édifiante. La demande de l’EMS est du 20 décembre 2016, la décision du président du Tribunal Administratif du 6 février 2017 et l’arrêté préfectorale du 28 février 2017. Certes, Il n'existe pas de délai strict et unique imposé par la loi pour la signature de cet arrêté par le préfet. Cependant, vu l’urgence exprimée par les autorités politiques de l’EMS, madame la préfète aurait dû donner suite en réclamant de ses services une plus grande diligence dans le traitement de ce dossier.
Mais, Madame la préfète n’en est pas à son coup d’essai en la matière, rappelons nous ses déclarations suite à l’annulation par le tribunal administratif de Strasbourg de la délibération du conseil municipal de Strasbourg du 22 mars 2021 d’accorder une subvention de 2,5 millions à l’association cultuelle « Confédération islamique du Milli Görüs » pour la construction de la Grande Mosquée Eyyub Sultan
L'autre moment crucial dans la procédure est la date d’obtention de la déclaration d’utilité publique, elle lance en effet la réalisation des travaux suite à un arrêté préfectoral. L’objectif de la majorité communautaire est sa publication pour février 2025. Mais, à cette date, Madame Josiane Chevalier ne sera plus préfète de région. Espérons que son ou sa successeur fera preuve de plus d’impartialité dans sa fonction.
Revenons à la problématique du choix du tracé du tramway. Deux grandes catégories de critères doivent être prises en compte, à savoir ceux liés à la mobilité et ceux relevant de l'urbanisme. En fonction de la priorité accordée à ces différents critères, il sera possible de déterminer les objectifs poursuivis par la majorité de l'EMS ainsi que de juger de la pertinence globale des choix effectués.
Ce qui frappe à la lecture des documents présentés à l’enquête public, c’est l’absence de méthodologie dans le choix du tracé. La logique dans la sélection et la pondération des critères n’est pas explicitée. Penser que ce serait sans importance est une erreur, c’est se priver d’un outil d’aide à la décision efficace. La méthodologie joue un rôle crucial en facilitant les débats entre les acteurs qui peuvent s’appuyer sur un référentiel commun. Cela permet ainsi aux multiples acteurs (élus, associations de défense de l’environnement, de riverains ou de cyclistes par exemple, acteurs économiques, urbanistes, paysagistes, …….) d’exprimer leurs points de vue. Il est important de noter que la méthodologie ne constitue pas un gage automatique de sélection du projet optimal. En effet, chaque projet de réalisation d’une ligne de tram a ses spécificités de par les configurations urbaines traversées, les contraintes techniques et les orientations politiques des équipes municipales des territoires concernés.
Pour illustrer ce propos, l'absence d’une étude concernant le tracé du tramway empruntant la route de Bischwiller, puis la rue Saint-Charles avant de rejoindre la route du Général-de-Gaulle sur la commune de Schiltigheim s'avère incompréhensible. En effet, la fermeture prochaine de l'entreprise Heineken offre une occasion unique pour créer un centre-ville attractif et dynamique à Schiltigheim. Cette démarche s'inscrirait dans une stratégie globale et équilibrée d'aménagement de l'agglomération strasbourgeoise, basée sur des pôles urbains reliés par un réseau de transport maillé afin de lutter contre le creusement des inégalités territoriales et sociales.
Au contraire, la pièce B du dossier d’enquête publique stipule «Le prolongement du réseau de tramway vers le Nord jusqu’à Bischheim en tramway afin de relier le quartier Fischer et la Cité des Ecrivains au centre de Strasbourg via la Place de Haguenau ». Cette approche renforce la centralité de Strasbourg au détriment des communes environnantes. Le fait de ne pas avoir mis à l’étude cette variante de tracé constitue une erreur majeure.
Compte tenu de la durée de fonctionnement prolongée d’un système de transport et du montant considérable des dépenses prévisionnelles d'investissements du projet, évalué à 268 millions d'euros(HT), il est essentiel, dans le cadre d'une politique de mobilité, de prendre en considération l'évolution urbaine et son développement futur. L’application d’une méthodologie rigoureuse aurait conduit à étudier, dans la partie nord de l’agglomération, la desserte en transport public des zones à fort potentiel de développement urbain. Cela impliquerait, d'une part, d'évaluer les projections démographiques dans la zone à différents horizons temporels afin d'estimer le nombre potentiel de voyageurs et d'autre part, de calculer la distance de marche entre la station la plus proche et le centre de la zone urbaine en développement, conformément aux pratiques mises en œuvre dans des secteurs tels que le Port du Rhin à Strasbourg. Ainsi, il est étonnant de lire dans le dossier de l’enquête publique que les projections démographiques sont arrêtés en 2027.
Dés lors, la décision prise par la majorité de l’EMS de s’affranchir d’une présentation explicite de la méthodologie utilisée constitue un obstacle à l’acceptation du projet, notamment de la part des usagers. De même, l’absence de groupe de travail réunissant les différents acteurs a nuit à l’établissement d’une concertation véritable. D’ailleurs, le bilan de la concertation délibéré lors du conseil de l’EMS le 20 décembre 2023 est édifiant à cet égard, celle-ci s'est réduite à une simple formalité administrative.
Un autre élément notable réside dans la divergence de logiques sous-jacentes aux deux branches du projet de Tram que sont l'extension du réseau de tramway vers le nord, jusqu'à la commune de Bischheim et la liaison entre la Gare centrale de Strasbourg et l'Avenue des Vosges. La première branche du projet met en avant la dimension de la mobilité, tandis que la seconde s’appuie davantage sur des critères liés à l'urbanisme et au patrimoine comme le montre les tableaux des critères retenus.
L'aménagement de l'avenue des Vosges illustre de manière symptomatique la volonté de contribuer à l’amélioration du cadre de vie dans le choix du tracé. Comme le souligne le dossier de l'enquête publique, « Cette avenue de 1500 mètres de long, 30 mètres de large, va être retraitée sur 900 mètres entre la Place de Haguenau et l’Avenue de la Paix. L’avenue des Vosges est repensée afin de supprimer sa fonction de transit routier et d’en faire une voie de desserte locale du quartier et trouver un équilibre entre les modes actifs, le paysage et les circulations.». Cette option s'inscrit ainsi dans une volonté de transformer cet important axe de circulation en espace urbain agréable et de repenser le partage de la voirie pour intégrer l'ensemble des modes de déplacement.
Concernant le tracé de la branche nord passant par la route du Général de Gaulle sur la commune de Schiltigheim, le critère principal retenu est la vitesse commerciale comme le montre le document ci-dessous
La justification présentée dans le dossier de l'enquête publique est la suivante : « Répondre aux objectifs métropolitains de desserte directe et rapide des communes de Schiltigheim et Bischheim, tout en conservant la possibilité d’un prolongement ultérieur vers les communes situées au nord. » Cette démarche vise à renforcer la centralité de la ville de Strasbourg, potentiellement au détriment de celle de Schiltigheim. Cette intention est confirmée dans le même document qui indique : « le prolongement du réseau de tramway vers le nord jusqu’à Bischheim afin de relier le projet Fischer et la Cité des Écrivains à la Gare centrale via la Place de Haguenau. » Une telle approche est critiquable au regard des enjeux d’aménagement urbain et de cohésion sociale. De plus, face « à un risque fort de report de circulation de l’axe De Gaulle vers la route de Bischwiller » la majorité de l’EMS a dû se résoudre à interdire la circulation des véhicules sur la portion Sud de la route de Bischwiller (du carrefour des Quatre vents à la brasserie Fisher) avec un partage de l’espace entre les piétons et les cyclistes, incluant une piste cyclable bidirectionnelle.
Comment expliquer une telle différence d’approche selon les branches? La lecture des documents n’apportent pas de réponses probantes. Est ce pour des raison politiques ou financières ? Il est vrai qu’il est signalé dans le dossier de l’enquête publique que le « Le TRI de ce projet (taux de rentabilité interne) est égal à 4,99%, soit plus de 10% supérieur au seuil limite, ce qui reflète une très bonne rentabilité publique du projet ». Il convient de préciser que la vitesse commerciale qui est de 20km pour la variante N1, a une importance prépondérante sur la rentabilité du projet. Pourquoi n’avoir pas considéré, pour la branche Nord du tracé, que les aspects liés à la revalorisation de l’espace urbain traversé sont aussi importants que les aspects liés au transport ? Pourtant, dans le projet d’aménagement et de développement durables (PADD) du Plan Local d’urbanisme de l’EMS, il est souligné « de renforcer les centralités urbaines et les axes structurants »
Dès lors, il est inexplicable que le centre de Schiltigheim ne soit pas desservi par le tram pour « faciliter la vie des habitants dans la proximité » notamment les habitants de l’ouest de la commune.
De la même manière, le développement de l'intermodalité entre le tramway, le bus et le train est insuffisamment pris en compte pour le nord de l'agglomération, bien que ce principe soit explicitement énoncé comme l'une des priorités, comme le souligne la pièce B du dossier d'enquête publique : « Ce développement de l’intermodalité des transports permet de réduire les problèmes de congestion routière et de pollution. Il contribue également à favoriser la transition énergétique et à renforcer l'attractivité économique de la région. » Néanmoins, la seule proposition présentée en ce domaine se limite à l’intermodalité avec la gare de Strasbourg concernant le train. Pourtant, le document Programme d’Orientation et d’Actions du PLU prévoit l'amélioration d'un pôle d’échange multimodal à la gare de Schiltigheim d’ici 2030. L'arrivée du tramway aurait constitué une occasion idéale « pour optimiser les haltes du nœud ferroviaire, notamment pour mieux diffuser les flux de voyageurs TER dans le territoire de l'Eurométropole de Strasbourg ».
L'absence de passage du tramway par le centre de Schiltigheim entraîne un renforcement du centre-ville de Strasbourg., elle aggrave la compétition entre les lieux de vie. Le risque est grand de voir les habitants de l'ouest de Schiltigheim se détourner du centre de leur propre commune. Il est crucial d'intégrer la politique de transport de l'Eurométropole de Strasbourg (EMS) dans une réflexion globale et systémique, en portant une attention particulière à son impact sur les inégalités socio-spatiales et la marginalisation des populations à mobilité réduite. Le nombre d'emplois et le nombre d'habitants ne doivent pas être les seuls critères pris en compte. Le projet de tramway Nord privilégie une logique radiale, centrée sur le rabattement des flux de voyageurs vers le centre-ville ou la gare centrale, ce qui confine les quartiers ouest de Schiltigheim à un statut de "ville-dortoir" et risque d’accentuer les inégalités territoriales.
Au contraire, le réseau de transport public se doit d’obéir à une logique de maillage sur l’ensemble du territoire de l'Eurométropole et non pas seulement sur la commune centre de Strasbourg. Une telle stratégie renforcerait l'accès aux aménités urbaines des différents pôles urbains(services publics, commerces, lieux de rencontre, etc.), favorisant ainsi la cohésion sociale. De même, face aux impacts du changement climatique, l'aménagement d'espaces urbains plus résilients réparties sur l’agglomération strasbourgeoise représente un enjeu majeur pour la création de lieux de vie durables.