Palestine, 7 octobre 2023 : la dernière guerre ? (Partie 2 : Antisionisme, une histoire juive ?)
L'engagement de l'armée israélienne sur un second front de guerre, au Liban, témoigne que la guerre n'est pas finie, loin s'en faut. Au contraire, elle s'étend maintenant à l'ensemble de ce Moyen-Orient devenu une véritable poudrière, et notamment en Syrie et en Irak. C'est ce que confirme la conclusion de cet article d'Emile Bouvier paru dans "Les clefs du Moyen-Orient" du 8 octobre 2024 :
" La guerre au Liban, extension désormais quasi-inévitable de la guerre à Gaza, prend forme au fil des jours et des opérations aéroterrestres israéliennes. Initialement censées être des incursions terrestres « limitées » en territoire libanais, ces opérations semblent amenées à prendre une ampleur bien plus large au vu des préparatifs israéliens de ces derniers jours et de l’étendue de l’implantation du Hezbollah au Liban. Loin d’être circonscrit au seul pays du Cèdre, le conflit continue de se caractériser par sa forte régionalisation et par l’inimitié israélo-iranienne, à l’origine de la mobilisation d’un vaste spectre d’acteurs exogènes à l’équation libanaise (Houthis, régime syrien, milices chiites irako-syriennes…). Les prochains jours se montreront décisifs quant à l’évolution de l’ampleur du conflit selon la nature de la riposte israélienne et la sensibilité des infrastructures iraniennes que l’état-major israélien décidera de frapper. Au milieu de ce combat de géants militaires et géopolitiques, les principaux perdants du conflit s’avèrent encore une fois les civils, notamment au Liban : avec près de 20% de la population ayant été condamnée à fuir son domicile en raison de la guerre et plus de 2 000 morts, ce conflit dépasse déjà en termes de pertes humaines civiles la guerre du Liban en 2006, dont le souvenir restait encore omniprésent dans la mémoire collective libanaise. La capacité des Casques bleus, de l’armée libanaise et de la communauté internationale à contenir autant que possible la poursuite de l’escalade sécuritaire au Liban s’avère ainsi, plus que jamais, mise à l’épreuve - et indispensable. "(https://www.lesclesdumoyenorient.com/Conflit-au-Liban-point-de-situation-au-8-octobre-2024.html).
On sait depuis que l'intensité des frappes aériennes opérées par l'armée d'Israël ne fait que croître, renforçant du même coup les "réponses" des milices chiites au Liban, en Syrie et en Irak, et même au Yémen avec les forces des Houtis. Et ce sont, encore et toujours, les populations civiles qui en font les frais les premiers. Le mouvement pour la paix doit impérativement prendre le dessus afin d'éviter l'embrasement généralisé, dont les flammes n'épargneront pas les pays d'Europe. Dans un premier temps, pour obtenir immédiatement un cessez-le-feu, seul moyen d'aboutir à la libération de la centaine d'otages encore détenus côté palestinien (par le Hamas ou d'autres groupes). C'est ce qu'ont exprimé une nouvelle fois les milliers de manifestants descendus dans les rues de Tel Aviv ce samedi 19 octobre, pour demander au Premier Ministre Netanyahu de signer un accord en vue de la libération des otages. (https://fr.africanews.com/2024/10/20/israel-une-manifestation-pour-la-liberation-des-otages).
Car il faudra bien se parler, parce que ... « la guerre, c'est toujours un ultime recours, c'est toujours un constat d'échec, c'est toujours la pire des solutions, parce qu'elle amène la mort et la misère. » (citation attribuée à Jacques Chirac, allocution télévisée du 10 mars 2003).
Se parler pour régler, de manière démocratique et raisonnée, ce "conflit importé" qui date de plus d'un siècle, lorsque naît le mouvement sioniste dont la première manifestation symbolique et institutionnelle s'est tenue dans une ville si proche d'Alsace, à Basel en 1897.
Le premier congrès sioniste s'est tenu à Bâle (salle de concert du Casino) du 29 au 31 août 1897. Réunissant quelque 200 participants venant de 17 pays il fut finalement présidé par Theodor Herzl, citoyen autrichien et journaliste viennois (élu en fin de congrès) et acta la naissance de l’Organisation sioniste. Les prémices des thèses de Herzl fondatrices du sionisme avaient été exposées dans son ouvrage publié à Vienne un an plus tôt, "l’État des juifs".
Juif assimilé et assimilationniste, comme l’étaient de nombreux juifs en Europe à la fin du XIXème siècle, Theodor Herzl fut toutefois marqué par « les massacres qu’ils subissent [par exemple les pogroms en Russie et en Pologne] [et il se demande] si les juifs peuvent encore vivre avec d’autres communautés que la leur » (Elias Sanbar, La Palestine expliquée à tout le monde, Seuil, 1993, pages 10 et 11). En tant que journaliste il avait également couvert l’affaire Dreyfus, en 1894. « Il en viendra ainsi à la conviction que les juifs ont un besoin vital de disposer d’un lieu à eux, ʺun foyer nationalʺ conçu comme un refuge, un havre. » (Elias Sanbar, ibid. page 10).
Ce Congrès de Bâle marque un tournant décisif dans l'histoire du mouvement sioniste, qui s'éloigne ainsi de l'organisation des Amants de Sion (créée en 1881 à Odessa par Léon Pinsker) et qui devient officiellement un mouvement « sioniste-politique » (qui n'a rien à voir avec toute forme de judaïsme religieux ; pour davantage d'explications, voir plus loin). En 1960, soit trois quarts de siècle plus tard, cette « Organisation sioniste » deviendra "l’Organisation sioniste mondiale".
Devant à l'origine se tenir à Munich, ce Congrès fut toutefois contesté à l’intérieur même de la communauté juive, notamment par les responsables allemands des juifs orthodoxes et des juifs réformés, raison pour laquelle il dut être déplacé à Bâle. Des organisations dissidentes furent d'ailleurs créées par la suite, dont l’Organisation juive en 1905, à l’initiative de Israël Zangwill, un auteur dramaturge et poète britannique, qui fut pourtant l’un des premiers théoriciens de l’Organisation sioniste mais qui la quitta alors. La plupart des commentateurs, dont le théoricien de la littérature arabe Edward Said, attribuent justement à Israël Zangwill la paternité de cette fameuse formule « Une terre sans Peuple pour un peuple sans terre ».
Cette « première utilisation de l’expression » a pourtant été récemment contestée par Diana Muir, dans un article du 3 janvier 2024 publié dans la revue en ligne K-larevue.com. Diana Muir y oppose que « l’expression a été inventée et propagée par des écrivains chrétiens du XIXème siècle, dont Alexandre Keith, membre du clergé de l’Église d’Écosse et penseur évangélique, ou encore des pasteurs anglicans intéressés par le retour d’une population juive en Palestine », pour n’être finalement reprise par Israël Zangwill qu’en 1901, écrivant dans la New Liberal Review que « la Palestine est un pays sans peuple ; les Juifs sont un peuple sans pays ». Nous verrons dans la partie suivante (et dernière) que cette conjonction idéologique entre chrétiens (courant évangélique notamment) et sionistes se poursuit aujourd'hui, particulièrement entre leurs adeptes nord-américains et les plus fervents colons de « Judée Samarie » (ceux-là même qui refusent de qualifier de « Cisjordanie » les territoires occupés, pour dénier aux palestiniens toute antériorité de peuplement de ces terres).
Le « programme de Bâle » adopté lors de ce premier congrès fixe ses objectifs, résumés dans la formule suivante :
« Le sionisme vise à établir pour le Peuple juif une patrie reconnue publiquement et légalement en Palestine. Pour atteindre cet objectif, le congrès considère que les moyens suivants peuvent être utilisés :
1. La promotion de l'établissement en Palestine d'agriculteurs, artisans et marchands juifs ;
2. La fédération de tous les juifs, en groupes locaux ou nationaux en fonction des lois de leurs différents pays ;
3. Le renforcement du sentiment juif, et de la conscience juive ;
4. Toute mesure préparatoire à l'obtention des accords gouvernementaux qui sont nécessaires à la réalisation de l'objectif sioniste. »
Les congrès suivants seront annuels jusqu’en 1901, puis se tiendront tous les 2 ans, les 2 périodes de guerre mondiales exclues. Y Seront fondées différentes institutions pour la promotion de ce programme, notamment une « banque du peuple » connue sous le nom de Jewish Colonial Trust (devenue depuis la Bank Leumi), qui a été l'instrument financier du sionisme politique.
La création de cette banque a été suggérée lors du congrès de 1897, mais le premier pas véritable donnant naissance à cette institution date du deuxième congrès siégeant à Cologne en mai 1898. Lors du cinquième congrès sioniste (1901), le Fonds national juif est fondé, visant à financer l'achat de terres. Plus tard sera constituée la Commission sioniste (qui deviendra l'Agence juive) se subdivisant en plusieurs filiales pour l'étude et l'amélioration des conditions sociales et économiques des Juifs en Palestine.
A noter encore que … En 1942, une « Conférence extraordinaire sioniste » a annoncé un changement d'orientation fondamental de la politique sioniste traditionnelle, avec la demande que … « la Palestine soit créée comme un Commonwealth juif. », ce qui devint la position officielle du sionisme sur l'objectif ultime du mouvement.
Outre la consultation de l’ouvrage collectif publié récemment et composé de textes choisis par Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman (Antisionisme une histoire juive, Ed. Syllepse, septembre 2023 ; voir ci-dessous), la lecture de l’interview de Yakov M. Rabkin (Historien, Professeur au département d'histoire de l'Université de Montréal) par Pascal Boniface (Directeur de l'IRIS) résume en quelques pages les arguments avancés à travers les âges par les opposants juifs au sionisme (Cf. « L’opposition juive au sionisme », Revue internationale et stratégique n°56, 2004-2005, Revue de l’IRIS : pour lire l’article suivre le lien ci-dessous). Historien, Yakov M. Rabkin est professeur au département d’histoire de l’Université de Montréal et écrivain. Il a notamment publié « Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme » (Les presses de l’Université, Laval, 2004). [CAIRN Info sciences humaines et sociales, https://shs.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2004-4-page-17?lang=fr]
Yakov M. Rabkin y avance notamment que … « Shalom Dov Baer Schneersohn, le Rebbe de Loubavitch [ou encore la localité de Lioubavitchi] en Russie avait pressenti ce problème au tournant du XXe siècle. Selon lui, le sionisme est fondamentalement opposé au judaïsme car le nationalisme, principe cardinal du sionisme, nie le caractère normatif de l’identité juive, nie son lien avec l’allégeance à la Torah. Dans son optique, le sionisme représente une menace plus dangereuse que le christianisme puisqu’il offre un moyen apparemment innocent de couper le lien entre les juifs et le judaïsme, ce qui est l’objectif séculaire des missionnaires chrétiens. On se souvient que certains penseurs sionistes déclaraient ouvertement que "le juif doit nier son judaïsme afin de pouvoir être rédimé" » [N.B. : rédimer au sens religieux = racheter ses pêchés, Cf. Dictionnaire Le Robert].
Sholom Dovber Schneersohn était né le 24 octobre 1860 à Lioubavitchi dans le gouvernement de Moguilev et mort le 21 mars 1920. Rabbin orthodoxe et le cinquième Rebbe (guide spirituel) du mouvement hassidique « Chabad-Lubavitch », il était un fervent opposant au sionisme, à la fois dans ses versions laïques et religieuses.
Pour bien illustrer les positions et arguments de cet opposant de la première heure au sionisme on lira dans l’ouvrage collectif de Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman (Antisionisme une histoire juive, Editions Syllepse, septembre 2023, 366 pages, 25€) son texte « Déclaration sur le sionisme » qui résume ses positions dans un texte de 1903 (« Kuntres Uma’ayan »). On y apprend au passage que … « lors du 6ème congrès sioniste de 1903 était débattue l’hypothèse de l’Ouganda comme territoire de l’Etat juif, avant d’opter pour Sion. [Ce texte] est une virulente diatribe contre le sionisme, le nationalisme laïque risquant à ses yeux de remplacer le judaïsme comme fondement de l’identité juive. » Mais il est vrai que « Le mouvement Chabad-Lubavitch a depuis rallié le sionisme et est devenu aujourd’hui l’un des fers de lance de la colonisation des territoires occupés en 1967 » (introduction du texte de Schneersohn par les autrices, page 57). Dans ce texte Schneersohn attaque notamment une revue sioniste (Hashiloach) qui écrivait que « même si l’on transgresse tous les commandements de la Torah ou si l’on nie l’existence de Dieu, il suffit d’être nationaliste pour être juif » (page 58).
D'autres sources indiquent que fut envisagée également la colonisation du Sud de l'Amérique (plus précisément l'Argentine), considérée comme une terre vierge ... malgré la présence d'indiens tels les Mapuches, l'ethnie la plus nombreuse, qui se partageait entre l'Argentine et le Chili ... aux frontières encore peu certaines. Fin du XIXème siècle les sionistes avaient même envisagé de repousser les Mapuches de l'autre côté de la frontière (soit au Chili) après avoir acheté au gouvernement argentin les terres qu'ils y occupaient et afin qu'ils ne puissent plus en réclamer la propriété, puis, éventuellement, de les faire revenir comme main d'oeuvre salariée pour exploiter ces terres immenses qui nécessitaient une main d'oeuvre agricole abondante.
Mais revenons à cette "terre sans peuple" de Palestine. Avec le mandat britannique octroyé par la SDN à dater de 1920 la réalité du peuplement de la Palestine peut être chiffrée de manière précise. « Voilà que les Anglais, dans leur vision d’une Palestine ʺnaturellement, communautairementʺ divisée, condition indispensable à leur rôle d’arbitre, imposent une nouvelle nomenclature [après celle de l’empira ottoman qui avait dominé la région plusieurs siècles durant]. En 1922, le premier recensement fait état d’une population de 757.182 habitants, dont 78% de musulmans, 11% de juifs et 9,6% de chrétiens. Une réalité (consignée par les comptes démographiques de l’occupant britannique), qui démystifie donc le slogan sioniste, repris depuis lors par un Etat d’Israël, rappelons-le, créé par la force en 1948 … « d’une terre sans Peuple pour un Peuple sans terre ».
La Palestine n’a jamais été un désert vierge de présence humaine, quand bien même elle ne fut jamais un état indépendant, au sens moderne du terme puisque province de l’empire ottoman depuis 1517 avant de passer sous « mandat britannique » en 1920. Occupé par une population composite en termes de « communautés religieuses », le territoire palestinien a donc été colonisé de longue date par des puissances extérieures. Empire Ottoman tout d’abord, puis empire britannique à la fin de la première guerre mondiale, par un « mandat » de la SDN faisant suite à la défaite de l’empire ottoman suivie de son effondrement.
Un « mandat » qui validait en fait des tractations opérées entre français et britanniques dans un hôtel de l’Avenue de l’Opéra à Paris, où ils « se retrouvent secrètement pour le partage du butin » (Elias Sanbar, op. cit. p.16) et qui aboutit dès le mois de mai 1916 à un dépeçage de ce Moyen-Orient, véritablement « marchandé » entre Mark Sykes, Ministre des affaires étrangères britanniques, et le diplomate français, François Georges-Picot (ʺaccords Sykes/Picotʺ : « Liban et Syrie actuels échoient à la France ; Irak, Palestine et ce qui deviendra la Jordanie [appelé à l’époque Transjordanie] seront le lot des britanniques » ; ibid. p. 17). Ajoutons enfin que sur les « 1 400 000 palestiniens dénombrés en 1948, 150 000 ayant échappé à l’expulsion demeuraient dans ce qui devint Israël » (ibid. p. 10)
Il est à noter également que dès cette époque, soit au début des années 2000, Yakov M. Rabkin adoptait la position que soutiendra plus tard Shlomo Sand, celle d’un seul État, mais "un état fédéral à la Suisse" : « Il me paraît souhaitable que les territoires entre le Jourdain et la Méditerranée constituent, à l’instar de la Suisse, un espace politique commun. Rappelons que les juifs, les musulmans et les chrétiens avaient cohabité pendant des siècles dans un même espace politique avant 1948. De fait, cet espace est rétabli par les conquêtes de 1967, mais une partie de la population – les Palestiniens – n’a pas de droits politiques. En leur octroyant des droits égaux et en dédommageant généreusement ceux qui ont été dépossédés depuis 1948, le nouvel État pourrait enrayer la violence chronique et éviter le nettoyage ethnique ».
Sur ce dernier point, voir plus loin les travaux de l'historien Ilan Papé, « Le nettoyage ethnique de la Palestine » (La Fabrique éditions, 1ère édition 2006, nouvelle édition avril 2024).
Pour prendre connaissance de la nouvelle position de Shlomo Sand en faveur d'un état fédéral binational, sur le modèle de la Confédération helvétique, voir son dernier ouvrage : "Deux Peuples pour un État ; relire l'histoire du sionisme" (Ed du Seuil, janvier 2024, 243 pages, 21€). Historien, Schlomo Sand est avec Ilan Papé l'un des représentants des "nouveaux historiens Israéliens"
La troisième partie de cette longue réflexion nous invitera à nous pencher sur la réalité, autant que sur la perception subjective, de cette terre particulière qu'est la Palestine, "Terre sainte" par excellence. Une terre où sont imbriqués, autant que intriqués, trois peuples ou communautés, chacune se réclamant "peuple du livre" et ce depuis des siècles. Une harmonie brisée par la Nakba de 1947/48, l'un de ces peuples ne parvenant pas à se faire reconnaître comme État. Une harmonie que les résolutions de l'ONU en faveur de deux états ne parviennent pas à imposer pour sa reconstruction, tant le nationalisme, doublé de colonialisme pour l'une des deux parties, a écrasé l'idée de "Terre sainte" comme identifiant fédérateur. Et pourtant ... il faudra bien se parler.