A Ampère, une population au vert mais pauvre et assignée à résidence
Samedi 31 janvier et dimanche 1er février 2025 se sont tenues à Toulouse les Rencontres Nationales des Quartiers Populaires (RNQP, 3ème édition), évènement politique soutenu par La France Insoumise, donc par le Parti de Gauche qui en est l'un des animateurs de la première heure.
L’article suivant a été réalisé dans ce cadre. Il s’inscrit dans un travail d’état des lieux des quartiers pauvres de Strasbourg, désormais dénommés QPV (Quartiers Prioritaires de la politique de la Ville), et se concentre plus précisément sur l’un d’entre eux : Ampère.
Les cités construites après guerre, et jusque dans les années 75, ont répondu au besoin de logements dû à l’arrivée massive de travailleurs. À la demande de l’économie du pays,ces derniers vinrent en nombre des campagnes françaises d’abord (lors de l’exode rural), puis surtout du Magreb et de la région subsaharienne. S’ajoutèrent ensuite les populations arrivant d’Algérie, en 1962, après les accords d’Évian.
Ces cités et leurs habitants ont subi des transformations et évolutions (délocalisations, chômage, précarisation du monde du travail…) liées aux conjonctures économiques et structurelles (construction européenne, traité de Maastricht, traité constitutionnel de 2005…). Dès lors, la pauvreté a augmenté et par conséquent des mouvements sociaux très forts (révoltes des Minguettes en 1981, de Vaulx-en-Velin en 1989, de Clichy-sous-Bois en 2005, de Nanterre en 2023).
Une des réponses politiques a été la mise en place de la loi Lamy (1) en 2014, qui introduit les QPV, Quartiers prioritaires de la Politique de la Ville, définis selon des critères de taille et de revenu. La France en compte 1580, l’Alsace 31, l’Eurométropole 21, Strasbourg 15.
Parmi eux, Ampère, le plus petit, 7 hectares, est en bout de ville.
57% de ses habitants vivent sous le seuil de pauvreté (à 60% du niveau de vie médian) (2).
- Le revenu médian disponible (par Unité de Consommation (4)), est de 1 047€/mois (3), soit 100€ de moins que la moyenne de l’ensemble des QPV.
- La pauvreté y a très fortement augmenté : plus de 14 points entre 2013 et 2019. Soit 7 fois plus que la moyenne des QPV. L’écart entre le niveau de vie médian mensuel du quartier et celui de l’agglomération s’est fortement creusé (de 580€ d’écart en 2013 à 710€ en 2019) (3).
Résultat : Une forte dépendance aux prestations sociales. Pour répondre au problème du non-recours (en France, 34% de la population éligible au RSA ne le demande pas), la ville expérimente, depuis 2022, le dispositif national Territoires zéro non recours aussi appelé « Neudorf-Musau, Droits devant ! » (5).
Les logements, répartis dans les 11 immeubles du quartier, sont tous des HLM. Ophéa, principal bailleur social de l'Eurométropole de Strasbourg, en est le propriétaire, ainsi que de la quasi totalité de l’espace.
Certains locataires rencontrés :
- ont signalé des problèmes techniques et d’infiltration (ce que confirme le Cahier de quartier 2030 : 50 logements seraient plus particulièrement touchés).
- Nombre d’entre eux se sont surtout plaints de la promiscuité : « trop de monde et trop de bruit ! ». Effectivement, bien qu’Ampère soit le moins peuplé des QPV avec 1336 habitants, la population y est dense (18860 habitants/km2) (3), beaucoup plus d’ailleurs que dans les autres QPV de Strasbourg.
Si la population dépend de plus en plus des réseaux collectifs, la pauvreté en limite leur accès de manière parfois dramatique.
Or, il n’y a, à Ampère, pas ou quasi pas de services publics et de proximité, mis à part l’école, lieu important dans la vie du quartier, un gymnase vétuste (qui va fermer un an) et un petit centre socio-culturel (avec un service a minima).
- Désert alimentaire
- le quartier n’a plus d’épicerie depuis 2017. Plus de poste non plus, ni d’antenne de la mairie, toutes deux fermées en 2019.
- Désormais, seule La Conciergerie (6) rend de menus services : un Relais Poste, un dépôt de pain/viennoiseries…
- Désert médical
- il ne compte ni spécialistes, ni même un généraliste, ce dernier n’ayant pas été remplacé après son départ à la retraite. Selon le directeur de l’école : « Les plus proches se trouvent à Neudorf mais le quartier est saturé. Ampère est trop petit pour qu’y soit installé une maison médicale. Le centre médico-social et le PMI (bureau de Protection Maternelle et Infantile) permettent quelques contrôles et suivis basiques comme la vaccination des enfants. Mais globalement, les gens n’ont pas de médecin de famille. [Certains] font appel à SOS Médecins. » D’autres nous ont dit se déplacer jusqu’à la Meinau ou Hoenheim.
- Pourtant, le quartier étant considéré « en tension » par l’Agence Régionale de Santé (ARS), il est éligible aux Fonds d’Intervention Régionaux (FIR). Les médecins qui souhaitent s’y installer peuvent bénéficier d’une aide à l’installation de 50 000€ (7).
- Pas de pharmacie non plus depuis 2017.
- Or, l’état de santé de la population est très dégradé.
- Le taux de mortalité prématurée est supérieur à celui des autres QPV et deux fois plus élevée qu’en moyenne à Strasbourg (8).
- Un enfant de grande section de maternelle sur cinq est en surpoids (y compris obésité) au sein de la ville de Strasbourg contre un sur quatre au sein des QPV. À Ampère cette proportion atteint 26% (3).
Enfermés dans un présent perpétuel:
- Sans possibilité d’anticipation sur le long terme :
Dans ce quartier, où se perçoit un sentiment d’immobilité, le manque d’emploi (taux d’emploi de 43% (3)) est peut-être la difficulté majeure. Le taux de chômage (33% (3)) est près de 2 fois supérieur à celui de l’agglomération.
Des travaux de réhabilitation sont prévus prochainement. Alors pourquoi ne pas en profiter pour impliquer les habitants dans la rénovation de l’habitat et le réaménagement de l’environnement ? Les pouvoirs publics, en lançant l’appel d’offre, ne peuvent-ils pas, dans ce cadre, exiger de l’entreprise retenue de solliciter la population du quartier pour un emploi ou une formation rémunérée avec l’objectif d’un emploi pérenne ?
- Sans possibilité d’une vision de l’avenir :
Ampère est le QPV qui connait le plus faible taux de scolarisation. Seulement 46% des jeunes de 15-24 ans sont scolarisés (soit 14 points de moins que la moyenne de l’ensemble des QPV et 28 points de moins que la métropole) (3).
L’école primaire (maternelle et élémentaire) subit un manque de moyens financiers et humains conséquent, d’autant plus que, son collège de rattachement étant Jean Monnet, le classement en réseau d’éducation prioritaire (REP) de l’Education Nationale lui est refusé. Un poste Rased est vacant, une psychologue et une ré-éducatrice se partagent trois établissements…
Et, bien que la carte scolaire englobe aussi 2-3 rues du quartier voisin de la Musau, plus favorisé, peu de ces enfants intègrent l’école, les parents choisissant de les inscrire dans le privé.
Pourtant, dans ce quartier, l’un des plus jeunes de la commune, où 42% de la population a moins de 25 ans (3), et où plus d’un jeune sur trois n’est ni en emploi, ni en études, ni en formation (3), l’éducation devrait être un enjeu politique majeur. Outre l’augmentation des moyens classiques (budget, personnel), l’école devrait systématiquement privilégier les langues maternelles car cette prise en compte de l’institution ne peut que valoriser et non stigmatiser les populations d’origine étrangères.
Enfermés géographiquement :
- Relégués : Fortement enclavé, coincé entre l’aérodrome du Polygone et la route du Havre, Ampère est une impasse. Pour en sortir ou y entrer : un seul accès. Voitures et bus y font d’ailleurs demi-tour. Ajouter quelques stations de bus permettrait cependant d’ouvrir le quartier vers le Port-du-Rhin. « 4-5 arrêts supplémentaires amèneraient les gens vers la zone industrielle qui se trouve juste à côté » commente un animateur du centre socio-culturel. « Ce serait un accès vers, entre autres, de potentiels emplois. Mais la logique de rentabilité empêche ce prolongement de ligne. »
L’ « apartheid social » qu’évoque Jean-Luc Mélenchon (9) au sujet des quartiers populaires prend ici tout son sens. Les habitants sont en effet doublement séparés :
- Isolés du reste de la ville dans un îlot cul-de-sac où personne ne passe.
- Isolés du quartier lui-même, confinés dans leurs appartements. Beaucoup nous ont en effet confié « éviter de sortir » ou de « traîner dehors » pour « ne pas avoir d’histoires avec les voisins ».
- Assignés à résidence : Plusieurs des personnes rencontrées manifestent leur envie de partir et ont fait des demandes d’appartement, ailleurs. « Le dossier de ma mère est en attente depuis 10 ans » affirme un jeune homme. « Ça fait 15 ans que j’attends ! » soupire une dame qui a arrêté les nuits dans l’Ehpad où elle travaille faute de bus le soir…
Mais la population bouge peu. Plus de la moitié des ménages (54%) est installée depuis plus de 10 ans dans le quartier, part largement plus élevée que celle observée à l’échelle de l’ensemble des quartiers prioritaires (48%) et de l’Eurométropole (42%) (3).
Pour finir, il nous est apparu que le discours dominant a bien été intégré par les personnes interrogées. Aux questions posées sur les problèmes rencontrés et leurs solutions, les seules réponses ont souvent été la stigmatisation des habitants eux-mêmes. Dès lors ce climat tend à accentuer l’isolement et rend difficile l'engagement civique ou politique.
Cependant, la perspective d’emploi, la prise en compte plus forte des différentes formations proposées aux jeunes permettraient aux habitants du Quartier Ampère une possible émancipation de cet environnement.
Tout ceci ne doit bien sûr pas nous faire perdre de vue que les QPV ne concentrent qu’un tiers de la pauvreté totale en France (10) et qu’ils ne représentent qu’une partie des quartiers populaires.
1) Loi Lamy du 21 février 2014 (Loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine) :
https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000028636804
2) Données du Système d’Information Géographique de la Politique de la Ville (SIG) 2024 :
https://sig.ville.gouv.fr/territoire/QN06718I
3) Données du Cahier de Quartier 2030, annexe du Contrat de Ville de l’Eurométropole.
4) Unité de consommation (UC)
Pour comparer les niveaux de vie de ménages de taille ou de composition différente, on divise le revenu par le nombre d’unités de consommation (UC). Celles-ci sont généralement calculées de la façon suivante :
1 UC pour le premier adulte du ménage,
0,5 UC pour les autres personnes de 14 ans ou plus,
0,3 UC pour les enfants de moins de 14 ans.
5) Territoire zéro non recours :
https://solidarites.gouv.fr/lancement-de-lexperimentation-territoires-zero-non-recours
https://www.strasbourg.eu/-/droits-devant-contre-la-pauvrete
6) La Conciergerie : Association portée par les collectivités et la Régie des Ecrivains, en lien étroit avec l’État, la Région, la Collectivité européenne d’Alsace (CeA), le bailleur Ophéa et Bouygues Bâtiment Nord-Est, en partenariat avec La Poste.
https://www.strasbourg.eu/documents/976405/406011710/2021_09_22+-+DP+Inauguration+de+la+conciergerie+solidaire.pdf/37eb323e-d222-d35d-5277-4e5eda54865c?version=1.0&t=1707294823858
7) Accompagnement des professionnels de santé : sur quelles zones bénéficier d’aides financières ?
https://www.grand-est.paps.sante.fr/ou-minstaller-26?rubrique=7696&parent=7698
8) Données de l’Observatoire régional de la santé (ORS) GrandEst 2015
https://ors-ge.org/sites/default/files/documents/QP067019%20STRAS%20Ampere.pdf
9) Jean-Luc Mélenchon lors des Rencontres Nationales des Quartiers Populaires,
le 13 janvier 2024 à Epinay-sur-Seine.
https://melenchon.fr/2024/01/13/la-relegation-des-quartiers-populaires-a-ete-une-decision-politique/
10) Rapport d’activité et de développement durable 2023, Ville et Eurométropole de Strasbourg. Page 9 - Remédier à la pauvreté : « On constate également que près des 2/3 des personnes sous le seuil de pauvreté vivent hors QPV »